Il y avait quelque chose d’étrange dans la sensation de mourir. Une sorte de plénitude absolue, salutaire, illusoire bien sûr, mais si paisible. C’était comme flotter au-dessus de sa propre existence, distinguer son reflet dans le miroir d’une vie qui ne vous appartient déjà plus. A dériver ainsi le long du courant de l’inconscience, Sybil se rappelait avec une précision méticuleuse des saveurs de son enfance. L’humidité de l’air, la chaleur parfois glacée des rayons du soleil à travers les nuages trop lourds, opaques. La vivacité de la brise irlandaise aussi, qui fouettait parfois comme une gifle pour vous rappeler la fragilité de la chair quand elle cherche à lutter contre les éléments naturels. Son épiderme n’était plus, envolé, consumé dans une douleur si intense qu’elle n’avait plus aucune prise sur sa conscience du réel. Et elle entendait sa voix grave, aux intonations rocailleuses, lui murmurer encore, se modeler pour devenir celle d’un autre. Celle de son père. Sybil aimait son père, plus que tout. Il lui avait appris à comprendre les regrets des hommes. Il lui avait montré comment créer toujours, à partir de rien. Il lui avait enseigné ce qu’il faut craindre, les espoirs qu’il est vain de nourrir, la saveur d’une impression retrouvée. Il lui avait tout dit, lui aurait parlé encore si elle ne s’était pas lâchement abandonnée aux affres de la torture. La torturait-on d’ailleurs ? Peut-être. Sans doute. Rien n’avait de sens. Ses paupières ne lui renvoyaient plus les images redoutées. Elles ne faisaient que prouver à sa conscience qu’elle avait tort de se laisser aller ainsi. Mais le lâcher prise était si doux. C’était comme s’envelopper dans un drap soyeux, être happé par sa douceur, s’y abandonner comme l’on se laisse transporter par la caresse délicate et gracile d’une main fébrile. Le souffle lui manquait encore. Les images devenaient confuses. Et cette voix continuait de résonner en elle, vibrait dans chaque fibre de son corps, y sonnait le glas. Etait-ce cela mourir ? Une confusion étrange, un mélange d’images qui s’entrecroisent dans une léthargie absolue ? Déjà elle commençait à oublier comment elle en était arrivée là. Et quelqu’un d’odieux malmenait son corps, cherchait à refermer les chairs pourfendues, à rendre aux os leur texture d’autrefois. « Tout est brisé … » aurait-elle voulu leur dire. Il n’y avait plus rien à faire, à part la laisser dans cette tiédeur sécurisante. L’abandonner là, oui, elle ne demandait que cela. Il n’y avait plus rien à faire pour rendre au corps ensorcelé par l’horreur sa candeur d’autrefois. Il n’y avait plus que de la chair ignoble. Il n’y avait plus qu’un monstre.

***

Les souvenirs de son enfance sont des intermèdes délicats qu’elle convoque souvent lorsque l’obscurité de son cœur est trop épaisse. Elle a grandi sans mère. Celle-ci est partie, quand elle avait cinq ans, préférant étreindre le désespoir plutôt que d’y faire face. Elle se rappelle parfois de sa silhouette flottante au-dessus de la chambre à coucher. Elle était comme un ange alors, une fée sans ailes qui se déploient dans l’obscurité opaque, une fée qui vient d’un ailleurs sans lueurs et sans vie. Parfois elle sent encore la texture glacée et rigide de son pied sur sa main minuscule. « Papa, pourquoi Maman vole-t-elle ? » Quelle ironie. Quel drame. Elle était si jeune alors, trop pour s’en rendre complètement compte et pour accepter l’idée que sa mère avait préféré les abandonner aux affres de l’existence. Il faut dire que Deirdre avait toujours été d’une nature mélancolique, encline à se perdre dans trop de pensées, à s’effacer face à ceux qui l’entouraient, à n’être plus qu’une ombre qui contemple la scène sur laquelle elle a été placée de force sans consentir à y jouer son rôle. La naissance de Lachlan, son premier enfant, avait amorcé la chute. Avec la naissance de Sybil deux ans plus tard, cette chute était devenue inexorable. La maternité n’est paraît-il pas faite pour toutes les femmes. Et si elle est une bénédiction pour certaines, elle est une condamnation pour d’autres. Deirdre était de ces autres. En grandissant, Sybil n’avait jamais posé beaucoup de questions au sujet de sa mère. C’était un territoire proscrit, un chemin qu’il ne fallait pas emprunter trop souvent au risque de bouleverser l’équilibre précaire que leur père avait réussi à trouver pour les préserver. Le chagrin de Lachlan s’était mué en une colère latente qui avait fini par régir son caractère. Il s’était éloigné des autres. Finalement, il ressemblait plus à Deirdre qu’il ne voulait bien le croire. Sybil, elle, avait davantage hérité de son père. Avait d’ailleurs toujours été proche de lui plus que de mesure. Il lui avait tout appris, avait nourri cette passion qu’elle avait de toujours créer, d’imaginer ce qui n’existe pas encore, de se projeter dans des mécaniques sans queue ni tête pour insuffler quelque chose dans ce qui n’est plus. Une volonté inexorable d’inventer, de réparer, de comprendre les mécaniques d’objets sans vie. C’était lui le détenteur de cette magie qui battait dans ses veines. Cette même magie qui lui ouvrit ses portes au gré de l’enfance et qui la transporta jusqu’à la violence altière de l’âge adulte. Recueillie par la maison Serdaigle à son entrée à Poudlard, elle était de ces élèves attentives, discrètes, étranges. De celles qui se mêlent aux autres mais qui préfèrent la compagnie des livres. Elle, elle était passionnée par les sortilèges, les rouages des sorts. Chercher à désenchanter le monde pour créer l’illusion d’un nouveau : tel était son rêve, telle était la passion qui la tenaillait déjà dans les premières années d’apprentissage. Elle n’était pas la plus habile en vol, ou même en duel. Elle n’avait pas de capacités exceptionnelles comme certains, mais avait cet instinct et cette vision singulière des choses, qui lui permettait de comprendre les fonctionnements et les essences avec plus d’aisance que d’autres.
 [u.c]