L'ancestrale horloge murale sonna une heure avancée de l'après-midi. Le mutisme de la grande salle de vie du manoir Greengrass ne fut brouillé rien qu'un bref instant. Recroquevillée entre les coussins du canapé victorien, Melody laissa son attention se perdre à travers la fenêtre. Le ciel qu'elle trouva dehors semblait lui renvoyer son propre état d'esprit. Les nuages étaient gris, épais et agités. Ils paraissaient osciller entre l'envie de déverser de grosses larmes de pluie sur les toits de Londres et celle de n'offrir qu'un air maussade au reste du monde.

La sorcière soupira silencieusement. Clignant des yeux, elle en revint au vieil ouvrage qu'elle tenait entre ses mains. Elle retint presque son souffle en tournant la première page, consciente que le papier qu'elle caressait sous ses doigts était bien plus précieux qu'un journal intime. C'était mieux encore. C'était un album photo. Et son premier cliché lui arracha un léger sourire mélancolique.

À mesure que les vieilles images animées se dévoilaient sous ses yeux, les souvenirs lui donnèrent l'impression de glisser hors des pages pour venir chatouiller sa peau. Quelque part Melody restait particulièrement attachée au passé. Elle qui venait de faire voler aux éclats la bulle de bonheur et de complicité qu'elle avait partagé pendant vingt ans avec celui qu'elle pensait être l'amour de sa vie, elle se laissait à présent couler presque avec soulagement vers des souvenirs lointains, et bien plus chaleureux. Elle sentit son cœur s'alléger alors qu'elle redécouvrit peut-être pour la centième fois une photo de ses parents, tenant dans leurs bras le minuscule poupon qu'elle était trente-huit ans auparavant. C'était ce genre de portrait qui lui prouvait qu'ils l'aimaient par-dessus tout, malgré l'implacable sévérité de Monsieur et Madame Greengrass. Après tout, ils n'avaient toujours voulu que son bien. Melody feuilleta encore quelques pages. Elle retrouva les visages joufflus de ses frère et sœur. Plus loin, elle se surprit même à rire encore tout bas devant la photographie de l'énorme matou qui vivait dans cette maison fut un temps.

Peu à peu, la sorcière remontait le fil de sa vie tandis que les feuillets défilaient entre ses doigts. Elle vécut une nouvelle fois son tout premier départ pour Poudlard, les angoisses sourdes et l'excitation qui picote le fond de l'estomac. Elle se remémora les longues heures cloîtrées dans la bibliothèque de l'école, puis les soirées passées dans les toilettes des filles dans le but de concocter un filtre d'amour complètement raté avec ses amies. Elle fronça le nez, amusée malgré tout, face au cliché prit en secret du premier garçon qui avait émoustillé son cœur d'adolescente le temps de quelques mois. Elle éprouva cette timide fierté d'avoir obtenu son diplôme sans grandes difficultés, et d'être enfin devenu médicomage. Elle ressentit à nouveau la satisfaction de sa famille, de ses parents.

Et puis, Melody se raidit. Avant de se laisser aller contre le dossier du canapé. Ce poids semi-présent sur ses épaules était réapparu. Le cruel manque qui lui trouait la poitrine également. Le bout de son index vint effleurer la surface plastifiée de la photo cornée. Elle ne s'était pas attendue à tomber sur cette partie de l'album aussi vite. Un court instant, elle fut tentée par l'idée de balancer l'album dans un coin et de ne plus y penser. Mais elle savait que ça ne servirait à rien, puisque son esprit était déjà bien trop troublé. Bogdan n'avait pas tellement changé malgré les années. Il avait toujours ces mêmes étincelles au fond des yeux. Cette photo paraissait ancienne, usée par le temps et par ses multiples voyages au fond d'une même poche. Elle montrait deux jeunes étudiants, à l'aube de leur relation aussi bancale que surprenante. À l'époque où la timidité l'emportait encore un peu sur l'envie de se prendre la main. Cette photo, c'était Bogdan et Melody. C'était les prémices d'une vie à deux. La silencieuse promesse de doigts qui ne se démêleraient jamais. Et c'était le constat des ravages du temps. Le réveil subit après un long rêve qui a un peu trop duré. Ce cliché était irrémédiablement abîmé. Comme ce qui existait entre Melody, et son ex-mari.

Juste en dessous, il y avait quelques souvenirs immortalisés de leur mariage. À droite, leur ancienne petite maison. Au-dessus, Bogdan était en train de dormir sur le lit tandis que leur chouette Gatsby se concoctait un nid douillet dans ses cheveux ébouriffés. Sur la page suivante, c'était eux tous les deux, juste après une victoire de l'équipe de Quidditch de son ancien amant. L'image qui suivit fut trop floue pour que la sorcière puisse y voir quoi que ce soit. Avec colère, elle essuya rapidement les larmes brûlantes qui bordaient ses longs cils. Une unique goutte salée lui échappa pour rouler le long de sa joue. Son plus grand désaveu.

Melody était furieuse. Furieuse contre elle-même de s'être laissée emporter. Furieuse contre Bogdan de n'avoir rien fait avant que tout ne soit gâché. Submergée par les émotions, elle posa une paume fébrile contre son ventre. Ventre qui refusait de s'arrondir. Pourquoi ne pouvait-elle pas être maman ? Pourquoi ne pouvait-elle pas avoir cette chance, bon sang ? Elle serra durement les dents. Elle avait tout donné, tout essayé, pour avoir cet enfant. Finalement il n'y avait eu qu'elle pour s'en alarmer, elle en était persuadée. Son compagnon ne s'était jamais inquiété de ne pas voir ce bébé arriver. Ou tout du moins pas assez. Mais Melody vieillissait, et l'angoisse de ne jamais devenir mère grandissait. Elle en était venue à cette fatidique conclusion ; Si Bogdan ne faisait rien pour avoir cet enfant, alors c'était qu'il ne le désirait pas vraiment.

Ils n'étaient plus faits l'un pour l'autre. C'est ce que la sorcière se répétait. Elle ne pouvait plus laisser le temps filer. C'était … terminé. D'un geste ferme, elle fit claquer le livre en le refermant. Elle chassa furtivement les dernières larmes de son visage et abandonna l'album sur la table basse. Sans plus lui accorder le moindre coup d’œil, elle quitta le confort du sofa. Elle hésita, puis finit par s'éloigner.

Oui, c'était terminé.