Quand j'ai confié à Maman ma tristesse, qui n'est selon elle qu'ennui et paresse, elle m'a suggéré d'écrire.
De trouver tout ce qui ne va pas, dans le terrain immense des choses cassés et qu'on ne répare jamais. Je parle-là de ma petite tête, et j'ai vraiment cherché partout. Et j'ai trouvé, ce qui n'allait pas franchement.
Elle doit avoir raison.
☆, Les champs.Les champs. J'avais toujours aimé y courir, surtout après ce frère qui était si rapide, ce frère qui fendait l'air à la vitesse d'un cheval. J'aimais beaucoup ces animaux, et je crois que j'aimais mon frère encore plus quand je le voyais courir. Jamais je n'arrivais à le rattraper, et pas une seul fois il n'avait consenti à ralentir pour offrir à une petite fille capricieuse la chance de gagner.
Et autant de fois je perdais, autant de fois je tentais ma chance de nouveau. Je me sentais comme ces hommes qui jouent de l'argent, et sortent de chaque partie avec un trou dans la poche. Mais ils ne peuvent jamais s'arrêter, car chaque opportunité se présentant sonne comme une douce promesse.
La dernière fois où j'avais couru après mon frère, j'avais huit ans. J'étais minuscule, et le champ qui était alors notre terrain de jeu avait été laissé à l'abandon. De vieilles charrettes nous barraient le passage, et il prenait toujours un malin plaisir à sauter par dessus ce que je contournais. J'étais décidée à faire mieux que lui.
Je pensais que ce serait mon jour, que la gloire m'attendait un peu plus loin que les épis de blé sauvage, et les débris de bois. J'avais cru voir un signe du destin quand mon frère a trébuché sur le sol plat, me disant alors que je pouvais gagner quelques secondes en sautant comme il le faisait si souvent.
Ce fut un saut décisif, en effet.
Mes jambes étaient trop courtes, j'étais bien trop fatiguée. Je me souviens encore de l'horreur sur le visage de mon frère, quand j'avais essayé de me relever. Mais je n'arrive pas à me souvenir de la douleur, ni du moment où j'avais remarqué à travers ma robe la large tache rouge.
Je ne me souviens que ce qu'il m'a raconté quelques années plus tard après cet après-midi :
- Le sang n'arrêtait pas de couler. Papa ne serait pas arrivé à temps, le bandage que je t'ai fait n'aurait pas tenu plus longtemps. Oh, Lae, tu perdais tant de sang... J'ai une cicatrice sur le haut de la cuisse droite.
Depuis ce saint jour je n'ai plus eu le droit de jouer avec mon frère. Je ne devais plus courir.
Je n'étais plus, aux yeux de tous, que la petite fille hémophile.☆☆, Les tulles.Les éducations des riches ressemblent en tout point à celle des princes et des princesses que l'histoire a vu naître. Mon frère n'y a pas échappé - malgré humeurs et cris, et moi non plus. Nos enfants n'auront pas un sort plus heureux : les caprices n'éloignent pas de tout.
Le théâtre, l'étiquette, le chant, et bien d'autres disciplines encore auxquelles il est difficile de voir un intérêt. Je ne comprends pas encore le snobisme de nos parents, et des leurs et de ceux encore avant eux. Je le comprendrais un jour, quand j'aurais moi-même une responsabilité coupable envers des enfants.
Je suis injuste, car j'ai toujours adoré le théâtre. J'ai aimé les déguisements pour les costumes et les personnes que nous pouvions être. J'ai adoré interpréter des hommes, et supplier mon frère de me voir jouer et de me faire répéter les lignes.
Je connais encore certains alexandrins par cœur.Je crois qu'aimer le théâtre est une forme de snobisme, au même titre que celle des autres. J'aime le théâtre, car je m'y sens toujours belle. Car je connais mes facilités.
Je ne sais toujours pas quoi en penser.
Je ne sais pas non plus si je fais bien de parler de ça.☆☆☆, Le coffre.D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours aimé lire. A hauteur égale que j'ai toujours adoré fouiner. Ma nature indiscrète me vaut bien des préjudices, et je sais que je suis coupable de bien des secrets révélés, et d'un million de chose que je devrais pas connaître.
Et, le jour de mes douze ans j'ai fait deux découvertes.J'étais heureuse de cet âge qui grandit, et des cadeaux que j'allais recevoir. Je savais que j'en aurais tellement que je ne pourrais tous les admirer, et tant de personnes invitées que je ne pourrais toutes les saluer !
Et c'était un peu avant le repas de midi. Les rares personnes à être présentes étaient mon oncle et sa femme - une triste chose, et ses cigares. Elle, elle ne fumait que des cigarettes qui tâchaient ses gants blancs.
J'avais toujours été fascinée par les grandes personnes, mais plus encore par ma mère. J'aimais son autorité, qu'aucun autre n'avait et n'a réussi à avoir. Une fascination qui me conduisait à la recherche des moindres éléments de sa vie passée, qu'elle a toujours été réticente à dévoiler.
Je ne prenais jamais non comme une réponse.Elle, trop occupée à entretenir son façade mondaine, et moi me dirigeant déjà vers son cabinet privé. Agréable pièce qu'aucun de nous n'a jamais visité : difficile de vous cacher à quel point je tremblais d'impatience.
Du bout des doigts, j'ai poussé la porte. Il m'a semblé découvrir les secrets d'une femme que j'appelais Maman au ralenti. J'avais enlevé mes souliers, et je profanais le sol et ses petites boites de regards inquisiteurs, et de mains curieuses.
Il y avait dans la petite armoire, un coffret. Pas plus large qu'un avant-bras, et à peine plus profond qu'une paume de main. Fait en écaille de tortue, la petite clé trônant dans la serrure : je ne pouvais y voir rien d'autre qu'un signe du destin.
Un tour de serrure, et je découvris une mère que je n'avais jamais imaginé. Et en même temps, je me plongeais dans la littérature. Je n'avais jamais beaucoup aimé les livres, mais depuis ce jour je connais chaque détail de ce merveilleux
Jay Gatsby.
Il était le préféré de Maman : les traits à la plume mettaient en valeur les passages tant aimés, et ce sont les premiers que j'ai lu. C'est en fouillant plus encore, retournant les papiers pliés, qu'elle s'est avérée bien plus qu'une amatrice d'art.
Elle l'était elle-même.Des lettres, un bon million ! Je ne sais pas aujourd'hui à qui elles étaient adressées, mais j'étais face à des mots délicats, à des phrases poignantes !
Ma mère, cet écrivain. Et moi, la lectrice.