Alrune a quatorze ans. Elle n'est qu'un bourgeon qui ne tardera pas à devenir lys. Blanche colombe et noir corbeau. Elle est le nacre et l'ébène, la lumière et l'obscurité. Elle est un peu entre les deux. Elle dessine un avenir fastidieux. Elle navigue en eaux troubles, sans vraiment savoir où le bateau coulera. « Recommences. » dit toujours Père. Maître de la famille, chef incontesté mais jamais vraiment nommé. Il demeure une figure emblématique d'un foyer en proie à l'isolement. Alors Alrune obéit, unique héritière d'un nom jamais assez oublié. Elle fait quelques tours, dit quelques mots. « Père dit qu'il me faut encore travailler pour accomplir des sorts plus difficiles. » Mère, elle, est une femme dotée d'une beauté simple et froide, portrait de neiges éternelles, immobile et calme. Elle s'est mariée très jeune à Père, pas par amour, mais ils disent qu'il est venu bien après, comme par enchantement. Alrune les a cru pendant de longues années, jusqu'à les voir se disputer violemment l'année dernière. Ce que l'on peut faire croire à un enfant... « Recommences. » dit-il encore, perché près d'elle. Il fume pendant qu'elle s'exerce. Chez les Malefoy, on ne laisse rien au hasard. On s'entraîne, pour prouver qu'on est le meilleur. Alrune fait partie de  ces élèves que l'on croit talentueux. En réalité, elle est juste acharnée.  « Père, je n'y arrive pas... Je suis fatiguée. » répond-t-elle, souvent. Et lui, sans même broncher, lui répète son serment :  « Un Malefoy n'abandonne pas si facilement. Voudrais-tu décevoir ton père ? Voudrais-tu passer pour la moins habile de tes camarades de classe ? Voudrais-tu donc abandonner tes projets et tes rêves ? » Alrune secoue sa petite tête, ses cheveux blonds s'éparpillent, un peu comme elle. « Je n'abandonne pas, Père, je... Je souhaite simplement une trêve, afin de pouvoir me reposer quelques instants. » Mais Père ne laisse jamais le temps, parce que Père n'est pas souvent présent. Ainsi, lorsqu'il revient, ce n'est que pour constater l'évolution de sa fille. Ou la punir. « Les trêves sont réservées aux lâches et aux impuissants. Et tu n'es en aucun cas l'une d'entre eux. Tu es une Malefoy, et tu te comporteras comme une Malefoy. » Alors elle se comporte comme une Malefoy. Comme elle l'a toujours fait. A-t-elle simplement eu le choix ? Elle n'était qu'une enfant déstabilisée, lorsqu'elle a reçu sa baguette, et a lancé ses premiers sorts. Elle n'était pas encore une adolescente, lorsque Père projeta de la marier. Elle n'avait même pas saigner, que, déjà, il prévoyait de la faire enfanter. C'est ça, la Famille Malefoy, ou plutôt, la Famille Pure des années 50. Rien de bien palpitant. « On naît, on croît que notre famille est la plus géniale du monde, puis on nous met une baguette dans la main, et on nous demande de ne pas décevoir, on rentre dans la Maison où tout le monde a déjà mis le pied, on s'entraîne le plus possible, pour qu'on soit le meilleur, puis on prévoie de trouver un bon parti, et on finit par se marier à quelqu'un que l'on n'aime pas, et lui faire des enfants que l'on n'aime pas. » elle explique à une camarade de Serdaigle, une sang-mêlée qui pose trop de questions. Alrune est triste. Certains portraits familiaux lui inspirent quelques frasques de jalousie mal placée. Elle aspire à un monde parallèle qu'elle ne peut atteindre. Les rêves d'une enfant devenue adolescente, qui se surprend à imaginer des terres lointaines.

Alrune a dix-huit ans. Tout ce qui influence le monde ne l'intéresse pas. Jouvencelle en quête d'elle-même, elle erre dans un univers qu'elle tente de comprendre. Poudlard est un havre de paix qui la tient à l'écart de sa portée. Charon arbore les mêmes couloirs, dans les chambres voisines. « Tu es la soeur de Charon, c'est ça ? » Oui. C'est comme ça qu'on l'appelle. Si elle brille d'une intelligence sans failles, d'une persévérance héritée de famille, et d'une énigmatique silhouette svelte, sa popularité est loin derrière celle de son jumeau. Petit homme des Malefoy, le premier, l'héritier. Un jour, il sera patriarche à son tour, et des enfants l'appelleront père. Mais ce jour n'est pas encore arrivé. Alors,Alrune se surprend à l'aimer. L'ombre de son ombre, son reflet dans le miroir, sa seconde personnalité schizophrénique.  « Personne ne te fera jamais de mal, ma chère Soeur. Je te le promets. » lui a-t-il dit un jour, jurant sur son honneur qu'il la protégerait de tous les dangers. Un enfant encore bien naïf, car s'il croyait que seule la magie pourrait l'atteindre, il se trompait. Le cloître est profané malgré les murailles sanctifiées.  « Est-ce qu'on t'a déjà dit que tu es très charmante ? » lui a demandé son agresseur, avant de poser la main sur elle. Des milliers de larmes n'ont pas été suffisants pour noyer sa peur et son humiliation. Le parjure a fui dans la pénombre, à peine palpable, fantôme indélébile qui a marqué son existence. Charon l'a d'abord injurié de tous les noms. Puis, il s'est mis à sa recherche. Pourtant, la vengeance n'a pas réparé la blessure qui s'étend dans le creux de ses reins. Les bains n'ont pas lavé de ses gestes encore bien encrés dans sa tête. Si Alrune se plonge dans ses études pour ne plus penser à l'ignominie, sa solitude la pousse à la crainte, et elle évite de sortir. La peur la tétanise. Sa carapace se brise pendant de longues années. Et la mort que son frère a semée n'est qu'un pâle réconfort dans un cimetière abandonné. « Les résultats sont clairs, Mademoiselle Malefoy. Je crains que vous ne soyez bien enceinte. » lui intime le médecin moldu. Elle a fait exprès de le rencontrer, par peur d'être démasquée par quelques médicomages bien informés. La gorge se serre. Les plaintes s'étouffent. Elle ne parvient plus à respirer. Elle paie avec son propre argent. Elle se laisse tomber dans le néant. Elle se croit assez forte. Puis, elle se croit trop faible. L'épuisement la pousse à l'incohérent. Mais la finalité demeure la même. « Je veux que vous enleviez cette chose de mon ventre ! » crie-t-elle dans les couloirs blancs. Elle pleure encore, tandis que la seringue charcute son épiderme. Elle sanglote, tandis que les instruments lacèrent le coeur de sa charogne. « Je suis... immonde. » crache-t-elle à son reflet. Et le temps n'a plus d'emprise sur l'écho de ses synapses sadomasochistes. « Je ne suis pas digne de cette famille. Je ne le suis plus. » articule-t-elle à son père.

Alrune a vingt-trois ans. Elle est devenue une femme, maintenant. Père dit qu'il faut la marier au plus vite, pour qu'elle engendre des héritiers, et qu'elle transmette le sang de son sang. Il a cherché plusieurs jeunes garçons pendant des mois, pendant que la fillette ne regardait pas. Il n'a rien dit, jusqu'au jour fatidique. « Aujourd'hui, nous avons un rendez-vous très important à Londres. Je te prierai de bien te conduire, et de faire bonne impression. » L'héritier d'un nom qui lui offrirait peut-être une nouvelle maison. Alrune se tient bien, ne dit rien, pendant que les parents parlent. Elle observe ce parti qu'on lui réserve, et tente de le connaître d'un simple regard. Le serpent a arpenté les mêmes couloirs, à Poudlard. Et pourtant, elle ne l'a jamais vraiment connu. « Je dois m'entretenir avec Monsieur votre Père, jeune homme. Nous avons convenu qu'il serait fort aimable à vous de conduire ma fille en promenade dans les allées du parc. » Ainsi, ils finissent par marcher l'un à côté de l'autre, sans trop quoi se dire. Le garçon est courtois, poli, et ses manières sont nobles. Il parle de Poudlard, de sa famille, de ce qu'on attend de lui, de ce qu'on attend d'eux. Alrune ne parle pas. Elle ne parle plus depuis cinq ans. Depuis qu'on lui a ôté la possibilité de se défendre elle-même. « Lâ... Lâches-moi s'il te plaît ! » s'écrie-t-elle, tandis qu'il tente de la prendre par le bras. Une approche correcte, dans un monde tel que le leur. Un geste brutal, dans le monde tel que le sien. Elle s'écarte. Les images qui la percutent sont un verre de cyanure acidulé. « Je... Je ne peux pas, je suis désolée, je ne peux pas, je peux pas ! » Les larmes sont témoins de sa détresse. Mais la détresse, dans cette société, dans cette famille, n'a pas sa place. Même si elle s'enfuie, même si elle se cache, elle n'échappe pas à la punition, ni aux irrévocables reproches. Père lui souligne son idiotie, tandis qu'ils regagnent le Manoir. Il ne comprend pas le poignard qui charcute encore sa chair. Il ne voit pas le traumatisme qui lui écrase les myocardes. « Je suis désolée, Père... » lui murmure-t-elle, lorsque la porte claque.

Alrune a trente-et-un ans. Elle a un poste de professeur à Poudlard. Elle demeure solitaire. Une ombre parmi les ombres. Personne ne la regarde davantage que ses élèves. Père la maudit dans ses songes. Elle s'empoisonne elle-même pour ses pêchés. Elle aimerait le rendre fier. Pourtant, elle en est incapable. « Je ne mérite pas telle jouissance que celle de la vie. » murmure-t-elle, en fermant les yeux. « Je suis une honte à ma famille. » la plainte résonne entre les murs de sa chambre. « Je suis une honte à la pureté de mon sang. » les vrilles fracassent le moindre fragment de bon en elle. « Je suis une honte à la sorcellerie. » clame-t-elle sans broncher. Cela fait longtemps maintenant qu'elle le sait. « Je t'en prie. S'il y a moyen de changer cela, je souhaite emprunter ce chemin. » Elle ferme les yeux. Et le Seigneur qui lui sert de frère secoue doucement la tête. « Si je t'efface la mémoire, tu ne te souviendras de rien. » L'idée est révoltante, et si douce, à la fois. Elle caresse ses ventricules enserrés. « Tu ne te souviendras pas de ton agression, ni de ton agresseur. Tu ne te souviendras pas de la honte qui te taraude face à Père. Tu ne te souviendras pas de tes études à Poudlard, ni de l'existence de la magie. Tu ne te souviendras plus de ton frère. Tu ne te souviendras pas de ton propre nom. » Elle oublierait absolument tout. Elle serait une page vierge dans un corps entaché. « Est-ce donc cela que tu désires tant ? » Elle hoche doucement la tête. Il n'y a pas d'autres solutions qui s'égare dans son crâne. Il n'y pas d'issue possible, si ce n'est celle de tout recommencer. « Ainsi, je ne décevrai plus Père. Je serai l'enfant qu'il a tant attendu durant toutes ces années. » Elle ne serait plus Alrune. Mais cela en vaut peut-être la peine, finalement. Elle gronde. Quelque chose, en elle, fait vibrer ses côtes. Elle voudrait imploser, mais le souffle reste contenu dans sa cage thoracique. « Je ne peux pas faire cela. Je ne peux perdre ma soeur. » Elle sanglote, un moment. Elle aimerait que tout cela soit plus simple. Elle aimerait pouvoir le demander à autrui, mais elle n'a confiance qu'en son frère. Il n'y a pas d'autre échappatoire, pas d'autre bourreau qu'elle choisirait dans la foule. « Je t'en prie, mon Frère... Délivres-moi de ce fardeau. Je t'en conjure, si c'est là l'unique souhait que je puis te demander. » Mais il recule. Car même les plus douloureuses souffrances de sa jumelle ne sauraient lui imposer telle perte. « Ne me demandes plus jamais telle chose, Alrune. »

Alrune a quarante-et-un ans. Elle vit dans le Manoir qui porte son nom. Elle orne les couloirs, fantôme errant qui cherche encore à trouver sa place. Femme respectée malgré son passif, elle demeure lointaine, toujours distante avec une réalité évidente. Peu entendue. Peu entrevue. Elle passe le plus clair de son temps dans le bois qui entoure le bâtiment. Elle ne sait pas ce qu'elle cherche. Elle côtoie les arbres sans pourtant les écouter. « Je devrais partir. » se confie-t-elle à son frère, seul être qui la retient encore dans cette famille. Elle n'est pas comme eux. Elle est bien loin de l'image qu'ils projettent. Elle se cache derrière eux lorsque les appareils photos grondent. « Je n'ai rien à faire ici, et tu le sais. » Mais Charon secoue doucement la tête, en remplissant son verre. « Tu es ma soeur. Tu portes mon nom. Ta place est ici. Il n'y a pas à en discuter de nouveau. » Alors elle n'en discute plus. Elle hante les lieux sans but. Lorsqu'elle retrouve l'humus et la terre, elle calme son esprit tourmenté, jusqu'à oublier son propre être. Elle enchante la forêt d'un patronus qui demeure encore son seul allié. « Ne puis-je donc compter que sur toi, mon très cher ami ? » lui demande-t-elle souvent. Elle envie ces élèves qui se sont vus octroyer une véritable présence à leurs côtés. Elle les jalouse, car Elrune n'est qu'une imitation blanchâtre d'un animal. « Mais ce qui compte davantage, c'est que tu existes bel et bien à mes yeux. » Elle s'entraîne nuit et jour afin de le faire subsister le plus possible. Elle se promène en sa compagnie, enseigne en sa compagnie. Mais vient toujours un temps où il se doit de repartir. Un temps de solitude, où elle sent ses torpeurs ressurgir et l'engloutir.