Les petites mains blanches de l’enfant parcouraient méticuleusement l’arbre généalogique familial, accroché fièrement dans l’ancienne demeure familiale. Avec précaution, ses doigts traçaient les sillons du tronc qui se séparait en branches puis en autant de ramure qu’il y avait de visage. Encore maladroite du haut de ses cinq ans, Trisha s’appliquait à lire les noms sous chaque portrait. Une fois le prénom prononcé, les traits du dessin semblaient s’animer, comme par magie. Non, pas comme par magie. C’était de la magie. De la magie pure. Elle admirait, presque béatement, les yeux se plisser, les lèvres s’ourler dans un rire muet, les cheveux onduler lentement, sous un vent invisible. Sa petite taille l’empêchait de voir plus haut que les quelques générations haut dessus d’elle, mais elle avait déjà remarqué son nom, celui de sa sœur, de son père et de sa mère. Pour l’instant, cela lui suffisait. Ses prunelles bleues pouvaient vaguement apercevoir les portraient grisonnant de ses grands-parents, mais il lui était impossible de lire les noms.
Pourtant, parmi cette flopée de traits familiers et étrangers, il y avait des cases noires qui n’affichaient aucun portrait. Ça c’était pour ceux qui était encore en vie, lui avait expliqué un jour son père d’une voix distante.
« Pour ceux que tu peux encore voir, toucher, Trisha. » Sur le moment, elle n’avait pas bien saisi. La notion de mort est si difficile à appréhender pour une enfant. Mais elle avait compris que les personnes dont elle pouvait aujourd’hui toiser les traits étaient des disparus. Sa mère faisait partie de ces fantômes réconfortants qui lui souriait toujours, lorsqu’elle prononçait son nom. Elle ne s’en souvenait pas autrement que comme ça. Comme cet éternel visage qui reproduisait le même hochement de tête, comme si elle la reconnaissait sans la voir. Pourtant, Trisha en avait vu des mamans. Celles de ses amis, à l’école du quartier où elle allait. C’était une école moldue, alors il fallait qu’elle fasse attention. Ne pas faire des choses qui sortaient de l’ordinaire. Là encore, la fillette avait eu de mal à saisir. L’ordinaire ? Qu’est ce qui l’était ? Qu’est ce qui ne l’était pas ? « Quand tu fais des paillettes avec tes doigts ! » lui avais appris sa grande sœur en lui faisant une petite démonstration. Alors Trisha avait compris. C’était cette magie étrange et pourtant si familière qui émanait de l’arbre généalogique. Mais enfin, cela ne l’empêchait pas, quelques fois, de faire quelques farces lorsque la professeur avait le dos tourné. Bien évidemment, elle ne se faisait jamais prendre la main dans le sac. Elle était trop maligne pour cela. De toute façon, elle n’était guère agitée en classe et tâchait toujours de faire de son mieux. Cela semblait plaire à son père, qu’elle ramène des coloriages sans que la couleur n’ait dépassé de l’épais trait noir des contours ou qu’elle lui montre des lignes d’écriture appliquées. Elle pouvait bien jouer à l’aventure lorsqu’elle rentrait à la maison. Même si elle mourrait d’envie d’amuser ses petits camarades avec « les paillettes qui sortaient de ses doigts ».
« Qu’est ce que tu fais encore devant ce tableau ? » grogna Hippolyte.
La petite fille sursauta, surprise par l’entrée subite de sa sœur dans le hall. Elle tenait dans sa main une lettre.
« Je regarde les visages… » lui répondit-elle d’un air évasif. Trisha savait que son ainée n’aimait pas lorsqu’elle rêvassait devant leurs ancêtres.
Hippolyte se rangea à ses côtés et regarda, un instant, le prénom et le portrait souriant de leur mère. Si elle ne pleura pas, le tremblement de son menton et le ton soudain brusque de sa voix suffit pour indiquer à la cadette des Lupin que sa sœur était en colère.
« Tu devrais arrêter de rôder par là ! » la gronda-t-elle.
« Sinon, tu vas finir comme papa ! »Leur père, Peregrine, malgré un esprit vif et une intelligence indéniable, avait tendance à se laisser aller à la mélancolie et aux sautes d’humeurs effarantes. Trisha prenait cela pour acquis et ne le connaissait guère autrement, mais l’ainée s’en irritait et n’hésitait jamais à lui faire des remarques sur son comportement.
« Mais je ne fais rien de mal ! » tenta la fillette de s’expliquer.
« Et papa est norm- »« Ça me fait de la peine, Trisha, » la coupa sa sœur, les sourcils arqués et les lèvres tremblotantes.
La cadette ouvrit de grands yeux surpris devant cette sœur qui, faite de roc, ne s’était jamais brisée devant elle. Agressive, tempétueuse et intrépide, elle l’était. Mais jamais encore elle ne l’avait vu pleurer.
« Ça me fait de la peine, » reprit-elle en tentant de se contenir.
« Parce que tu ne la connaîtras jamais comme moi je l’ai connue. »Elle se fit violence pour ne pas pleurer et resserra ses bras autour de son corps, comme pour se protéger d’une attaque qui ne serrait pas visible à l’œil nu. Trisha n’hésita pas une seconde à l’enlacer à son tour, de ses petits bras.
« Mais ça va, moi, » répondit-elle, le trouble passé.
« Et je serai toujours là quand tu n’iras pas bien, d’accord ? »La fillette n’avait aucun souvenir de sa mère et même si elle se posait des questions, elle n’en était guère affectée. Son jeune âge et son esprit insouciant faisait que toutes ces histoires de grandes personnes lui passaient au-dessus de la tête. Elle avait son père, sa sœur et sa famille. Pas besoin d’autre chose.
« C’est quoi que tu as dans la main ? » finit-elle par lui demander, piquée par la curiosité de cette étrange lettre.
Enfin, un sourire finit par étirer les lèvres de sa sœur.
« Viens voir, je vais te montrer. Tu te rappelles des histoires de papa sur Poudlard ? »L’enfant acquiesça vivement.
*
Les notes s’envolaient dans le grand salon et semblaient vibrer un moment, avant de mourir dans cet espace intouchable qui était le mystère. La mélodie nostalgique, mais empreinte d’une douceur bienveillante qui sortait du vieux piano de la maison des Lupin aurait pu redonner le sourire si l’espoir était encore permis. Peregrine écoutait sa fille cadette jouer en tentant de s’appliquer, de se concentrer sur les aiguës et les graves. Trisha voyait bien qu’il faisait des efforts et elle s’en réjouissait. Depuis sa dernière crise d’angoisse, survenue il y avait quelques jours et qui avait nécessité l’aide de son parrain Knight, la cadette de la famille se faisait du souci pour son père. Il était resté prostré plus d’une semaine sans parler, hagard et perdu, ayant perdu jusque l’appétit. Si cela arrivait souvent ces derniers temps, il y avait longtemps qu’il n’avait pas été dans cet état. Et rapidement, malgré son habitude et son habileté à gérer son géniteur, l’adolescente s’était laissée dépassée. Alors, pour la première fois, elle avait eu peur. Pas peur de lui, non. Mais peur pour lui.
La jeune Lupin avait reçu sa lettre pour Poudlard il y avait de cela trois jours. Mais l’état de santé de son père et son moral en chute libre l’avait dissuadé de lui en parler. Lorsqu’elle ne serait plus là, qui allait prendre soin de lui ? Elle avait conscience que c’était un adulte et qu’il devait probablement pouvoir se débrouiller. Certes. Mais c’était un adulte instable. Cela, elle s’en était rendue compte une fois l’enfance passée. Lorsque ses douces illusions avaient pris fin, elle avait ouvert les yeux et s’était mis en tête de faire son possible pour aider son père. Son ainée, en raison de ses relations plus qu’houleuses avec leur géniteur, ne s’impliquait que très peu et souvent, leurs discussions se soldaient par des cris et des rancœurs, au plus grand désespoir de Trisha.
Comment allait-il réagir ? Elle n’osait l’imaginer. Lorsqu’Hippolyte le lui avait annoncé, il y avait déjà six ans de cela, il s’était extasié un instant, l’air absent et était parti se réfugier dans sa chambre. Ses drôles d’humeurs volubiles et changeantes ne plaisaient pas vraiment à Trisha qui savait que tout cela n’était pas sans risque. Et elle ne voulait pas être la cause qui déclencherait à nouveau un pic de panique chez son père. Mais pourtant… il fallait bien le lui dire. Il finirait par l’apprendre, tôt ou tard. Peut-être même se doutait-il déjà. Trisha avait 11 ans. Nous étions en juillet et la chaleur de l’été faisait craquer le bois de l’imposante maison Lupin, lorsque la nuit tombait.
La musique mourut dans un doux murmure et Peregrine restait un instant immobile, comme écoutant des notes que lui seul percevait. Puis il se secoua, reprit connaissance et se leva d’un bond.
« J’aime bien quand tu joues. Ta mère était une excellente pianiste, comme toi. »Trisha s’était toujours sentie proche de ses origines moldue et avait longuement insisté pour prendre des cours de piano, de danse et de chant, un jour qu’elle avait entendu dire que sa génitrice était une mélomane et une artiste autodidacte. Elle mourrait toujours d’envie de se connecter, d’être liée, d’une manière ou d’une autre, à cette mère inconnue et étrangère. Pourtant, cette envie n’était en rien néfaste comme elle avait pu le constater chez sa sœur qui souffrait d’un mal que sa cadette ne pouvait pas guérir, malgré ses efforts. Malheureusement, elle avait renoncé à la plupart de ses cours alors que l’année de ses onze ans approchait à grandes enjambées. Une fois à l’internet de l’école de magie anglaise, elle n’aurait plus le loisir d’assister à ses heures de danse ou de chant, le jeudi et le vendredi soir.
La jeune fille se retourna pour faire face à son père qui semblait ravi. Elle prit son courage à deux mains. C’était maintenant ou jamais. Elle déglutit. Maintenant ou jamais.
« J’ai reçu la lettre, papa. »Peregrine ne se sépara pas de son sourire, mais le connaissant, Trisha se rendit compte qu’elle avait visé juste. Son père était au courant depuis le début. Mais, comme elle lorsqu’elle avait été enfant, il s’était voilà la face.
« Mais je peux dire non, » s’empressa-t-elle de rajouter.
« Je peux rester avec toi, prendre des cours par correspondance… »Le père de famille secoua la tête, sans se départir de sa bonne humeur.
« Je savais. Je savais que tu irais toi aussi. Comme ta sœur et comme moi avant vous. C’est normal. »La jeune fille resta interdite. Il était rare qu’il agisse avec autant de retenue. Autant de lucidité. Elle se leva à son tour.
« Mais je serai toujours là, » finit-elle par dire.
« Tu pourras m’écrire quand tu n’iras pas bien. Je rentrerai pour Noël. »Ces mots, elle les avait dits à sa sœur lors de la réception de sa propre lettre. Il hocha la tête avant d’hésiter un instant puis avança pour enlacer sa fille. Quant à elle, elle ne réfléchit pas bien longtemps avant de le serrer à son tour dans ses bras.
*
Il y avait une chose que Trisha aimait par dessus tout. Les vacances de Noël. Synonyme de répit bien mérité et surtout, de retrouvailles en famille. Elle ne comprenait pas ses amis à Poudlard qui, parfois, choisissait d’eux même de rester dans l’enceinte de l’école. Leurs parents ne leurs manquaient donc pas ? N’avaient-ils pas une petite sœur ou un petit frère à revoir ? Souhaitaient-ils passer le réveillon et les fêtes avec les fantômes de l’internat ? La jeune Lupin, elle, les attendaient avec impatience, ces vacances. Et lorsqu’elles arrivaient, elle se précipitait, guillerette et ravie de retrouver ses proches. Hippolyte, lorsqu’elles étaient toutes deux dans le Poudlard Express grimaçait quelques fois, grognant qu’elle aurait dû, cette année encore rester à l’école. Pourtant, elle faisait toujours l’effort de rentrer, malgré ses protestations que Trisha soupçonnaient de simplement être pour la forme.
Cette année 1979 se terminait parfaitement. Peregrine, Hippolyte et Trisha étaient tous les toris en cuisine, à préparer la dinde et les pommes de terres qui l’accompagneraient. Cette branche de la famille Lupin n’était pas réellement les plus à l’aise en cuisine et l’ainée avait longtemps proposé de commander chez le traiteur. Mais le rendu n’aurait pas été le même. Il fallait mettre la main à la patte pour pouvoir apprécier ce repas à la saveur toute particulière. La cadette avait proposé à son parrain, Knight, le cousin de son père, ainsi que le reste de la famille à venir festoyer avec eux. Malheureusement, ceux-ci avaient déjà des projets et c’était donc un souper « comme avant » que préparaient le père et ses filles. Sans grande prétention donc, mais avec un peu d’efforts tout de même.
« Je ne pourrai être plus heureux, » lâcha le chef de famille une fois installé à table.
« Regardez-vous, deux grandes filles qui… »« Ne recommence pas avec tes élans mélo-dramatiques, » grogna Hippolyte.
« Tu vas encore plomber la soirée. »Peregrine se vexa, au froncement de ses sourcils, et cela n’annonçait rien de bon. Trisha, sentant le drame arriver, se dépêcha de couper la dinde et de les servir avant d’engager rapidement la conversation sur autre chose.
« Mais dis-nous papa, tu ne nous as pas parlé de ton travail ! Tout se passe bien en ce mom- »Un instant de flottement s’ensuivit. Dans son assiette, au milieu des pommes de terres parfumées à l’ail et au thym, une loutre se tenait. L’animal observa la sorcière et la sorcière observa l’animal. Deux secondes après, la pièce fut remplie de cris.
« Par Merlin ! » sursauta Peregrine tandis que la loutre, après un hurlement effrayé que seule Trisha sembla entendre s’effondra dans l’assiette avec un bruit mat.
À côté d’elle, la cadette des Lupin remarqua que sa sœur avait le même problème et une qu’une créature qui sortait de nulle part était également apparue à ses côtés.
Sans trop oser s’approcher, elle fixa la loutre au pelage brun qui semblait être évanouie ou bien morte.
« Je ne suis pas mort ! »La jeune sorcière lâcha un nouveau hurlement, face à cette voix inconnue et pourtant familière qui résonnait dans sa tête.
« Mais qu’est ce que tu es ? » demanda-t-elle tout haut, à la fois effrayée et curieuse.
En bout de table, le chef de famille Lupin observait la scène avec deux grands yeux ronds, comme s’il s’était aperçu de l’absurdité de la situation.
« Une loutre bien sûr. Mais tais-toi, je fais le mort. C’est ce qu’il faut faire en face des ours pour qu’ils vous laissent tranquille. »« Mais je ne suis pas un ours ! »Trisha et le futur prénommé Otto ne savaient pas, à cet instant précis, qu’ils seraient liés à vie.
*
« Tu te rends compte ! » s’énerva son patronus.
« Je mourrais mourir. Mourir ! »Il fallait toujours qu’Otto en fasse des tonnes. Toujours angoissé et d’une prudence légendaire, l’annonce de la peste des patronus avait eu pour effet de décupler ses capacités à sentir le danger.
« Tu es paranoïaque, Otto, » sourit la jeune Lupin.
« Nous sommes simplement fatigués… Quelques bonnes heures de sommeil et nous iront mieux ! »La jeune loutre secoua la tête, mais vint tout de même se blottir contre l’oreiller de sa sorcière. Elle tenta de lui chatouiller la truffe, mais il plongea son museau entre ses pattes palmées pour se protéger des attaques de la jeune fille.
« Tu n’es pas drôle… » grogna-t-elle avant de s’endormir.
Et pourtant, Otto avait raison. Sans vraiment savoir pourquoi, ni comment, les choses s’étaient enchainées à une vitesse fulgurante. Tout s’était passé trop vite. Beaucoup trop vite. Et bientôt, la maladie venait ronger les petits êtres argentés et torturer l’esprit de leur sorcier. Si Trisha ne dépassa pas le stade IV, il n’en fut rien de certains autres sorciers qui virent leur patronus disparaître sous leurs yeux et les laisser dans un état pantois. Un état qui rappelait à Trisha son propre père, lorsqu’il errait comme une âme en peine dans la maison, à la recherche d’une chose que lui seul connaissait.
Si cette histoire avait fini par terminer comme dans les contes, le fameux « tout est bien qui finit bien », quelques petits détails suffirent à bouleverser la vie de certains élèves. Et Trisha découvrit une nouvelle forme à Otto qui, pour la première fois, se transforma en papillon de nuit. Pas plus gros qu’une mite, aux ailes d’un gris sombre, recouvertes d’une fine pellicule de poudre, il voletait désormais à côté d’elle lorsqu’elle avait besoin de calme. Malheureusement, le pauvre patronus détestait cette forme et surtout le fait qu’il soit dormais considéré comme un insecte.
Mais les choses finissent toujours pas s’arranger. De cela, Trisha en était convaincue.