«
Tu veux jouer avec nous ? »
Silence. Elle insiste, la gamine, tirant sur sa manche. Alexis, derrière, secoue la tête en lâchant un soupire.
«
Laisses tomber. Il est pas bavard. »
Elles ont sept ans, lui en a cinq. Alexis pense sans doute qu'il n'entend pas le reproche sous ces mots, et tout ce qui va avec. Elle aurait sûrement voulu un petit frère plus classique, qui passe plus de temps à courir avec elle et moins à collectionner les insectes. Ceana a affirmé que c'était normal, que beaucoup d'enfants faisaient ces choses là et que c'était signe d'un esprit curieux, peut-être même d'un futur scientifique – mais Alexis n'a pas vraiment trouvé les explications de sa mère rassurantes. Puis surtout, Matt ne rit pas aux blagues de papa. Étrange.
«
Il est vraiment bizarre, ton frère... »
Matteo est plutôt d'avis que c'est l'amie d'Alexis qui est bizarre, mais il préfère se taire. La vérité, c'est qu'il préfère souvent se taire plutôt que de dire quelque chose d'idiot, et on finit par penser qu'il n'est pas normal qu'un enfant de cet âge-là soit si silencieux. Pourtant, ses pensées sont en ébullition, le plus souvent. Mais quand il fait face à une gamine faisant deux têtes de plus que lui, tout ce dont il a envie, c'est de disparaître.
Matteo n'est pas lâche ; il n'aime pas les gens, tout simplement. Il y a de rares, et occasionnelles, exceptions. Mais il a beau n'avoir que cinq ans, il devine déjà que ce n'est pas simple, de ne pas aimer les gens. Qu'il s'attirera souvent ce regard que lui lance l'amie d'Alexis. Mélange de mépris et de méfiance, avec une pointe de dégoût.
Une alliée imprévue vient le sortir de cette situation délicate. La porte de la maison s'ouvre soudain, et sa mère le soulève sans prévenir. Depuis combien de temps observait-elle la scène depuis la fenêtre ?
«
Les filles, pourquoi ne pas juste jouer à deux ? »
Il ne résiste pas, se laissant emporter jusque dans la maison. Ceana le pose sur la table de la cuisine avec un soupire. Keith lève le nez de son journal, haussant un sourcil.
«
Tu le couves trop, chérie. Qu'il se débrouille un peu. »
Elle lève les yeux au ciel, tandis que Matteo observe l'échange en silence, la mine déconfite.
«
N'insistes pas, Keith. Il a le droit qu'on lui fiche la paix. Il est juste... un peu différent de Breathan et d'Alexis. »
Un peu différent.
Étonnant, comme quelques mots peuvent se graver dans la mémoire d'un enfant, telle une marque au fer rouge.
◈◈◈
«
Qu'est-ce qu'il fait dans notre maison ? Regardes le. Il paraît que le Choixpeau a mis une éternité à se décider, moi je te dis qu'il s'est trompé... »
L'imbécile croit que Matteo ne l'entend pas. Il ne lève pourtant pas la tête de son livre, le gamin. Même pas deux mois à Poudlard, qu'on remet déjà en question sa place. Bande d'imbéciles, ils ne savent pas de quoi ils parlent. Le Choixpeau ne se trompe jamais.
De toute façon, Matteo traînerait surtout avec des serpentards, dans tous les cas. En partie pour voir la tête d'Alexis quand elle s'en rendrait compte, mais surtout, parce que ceux dont il s'est rapproché détestent les Dearborn autant que lui. Et par Dearborn, entendons bien sûr, tous les sang-mêlés et pire, les sang-de-bourbe. Que Matteo doive s'écraser devant eux, et être mis dans la catégorie des impurs à son tour, n'est qu'un détail. Tout pour s'échapper du petit monde parfait des Dearborn, où il est obligatoire de rire à l'humour paternel, et surtout, obligatoire d'être un bon garçon. Protéger son prochain ? Faire preuve d'honneur, de courage, de bonne volonté ? À quoi bon, quand de toutes les manières, les murmures dans son dos ne se tairont jamais. Ce doit être écrit sur son front, qu'il n'est pas fait pour ces conneries dégoulinantes de bien-pensance.
Du moins, Matteo en est persuadé. Il est destiné à autre chose, même s'il ignore ce dont il s'agit. Alors il sert les poings pour ne pas aller en coller une aux deux élèves de première année, qui s'empresseraient d'aller pleurer dans les jupes d'un professeur. Sa vengeance serait plus subtile, mais pas moins douloureuse.
◈◈◈
Il a refusé de se rendre à l'enterrement de Lucy. Bien sûr, ses parents l'ont mal pris. Matteo l'égoïste, l'irrespectueux, l’irrécupérable. Matteo, qu'on ne soupçonne pas d'avoir participé à l'attentat ayant mené à la mort de Lucy. Certes, il fréquente des sang-purs, des personnes aux idées extrêmes. Mais il existe une limite, une barrière invisible, que tous sont encore persuadés qu'il n'a pas franchie.
Et parfois, il aimerait ne pas l'avoir franchie. Car si Matteo n'a pas mis les pieds à cet enterrement, c'est surtout par lâcheté. Il sait qu'il ne serait pas resté droit dans ses bottes, devant le spectacle du cercueil descendant en terre. Aurait-il pleuré, hurlé de colère ? Aurait-il murmuré sa culpabilité, du bout des lèvres et à genoux pour demander pardon ?
Il préfère ne pas savoir, l'enfant terrible. Il préfère les couloirs muets de Poudlard, après ces événements effrayants. Le silence du parc, et à l'occasion, la compagnie de ceux qui comme lui, ont joué un rôle dans cette machination. Car aux regrets, se mêle la fierté. La sensation d'appartenance, quand leurs regards se croisent, ou qu'une tape reconnaissante tombe sur son épaule. Oh, il n'est pas idiot, il sait bien que ces loyautés là sont fragiles et s'effritent au premier vent. Qu'ils n'oublieront l'impureté de ses veines qu'au prix d'un effort monstrueux. Ce temps-là viendra, mais pour l'instant, Matteo a fait couler bien assez de sang. Il lèche ses plaies, soudain appréciateur du quotidien à Poudlard, loin des eaux tumultueuses du monde réel. Là où les conséquences de ses actes ne peuvent pas encore l'atteindre.
◈◈◈
«
Reviens à la maison, Matteo. Je t'en prie... »
Sa voix suppliante. Ses yeux qui retiennent les larmes, ses mains qui se tordent nerveusement sur ses genoux, alors qu'elle ne reste assise sur le canapé que par un effort surhumain. Il sait qu'elle voudrait se lever pour le prendre dans ses bras, mais qu'elle ne supporterait pas qu'il la repousse comme la dernière fois. Tous ces détails qui lui sautent à la gorge. Il baisse les yeux, fixant le parquet usé de la demeure des Dearborn, et avale difficilement sa salive. Elle lui manque terriblement. Cette mère qu'il déteste autant qu'il l'aime. Tout serait tellement si simple sans elle, sans cette détresse dans son regard. Ses frères et sœurs, son père, eux sont faciles à haïr. Il suffit de les provoquer, de les traîner dans leurs retranchements. Mais elle... ils se ressemblent trop pour que les mots les séparent aisément, pour que le fossé daigne se creuser. Pourtant, Ceana est une née-moldue. Il devrait lui cracher dessus. La rejeter plus fort que n'importe lequel d'entre eux.
«
Tu sais que c'est impossible. »
Maman, a-t-il failli ajouter, s'en retenant au dernier instant. Matteo rassemble sa volonté pour se détourner. Il n'est venu ici que pour récupérer un livre, oublié dans les étagères d'Alexis.
«
Attends ! S'il te plaît ! »
Il se fige, sur le pas de la porte, mais refuse de se retourner.
«
Je sais que tu as parlé à Alison. Tu continue à venir ici, même si tu inventes des raisons. Je sais que tu ne veux pas couper les ponts, Matteo. Je t'en prie, réfléchis. Nous serons toujours là quoi qu'il arrive, peux-tu en dire autant de ceux qui te manipulent pour t'arracher à nous ? »
Un long soupire lui échappe, ses paupières s'abaissant. Bien sûr. C'est toujours la même chanson, la même rengaine. Les valeureux Dearborn, famille aimante, contre les serpents qui murmurent à l'oreille de leur précieux fils. Comme s'il comptait vraiment plus sur ses amis que sur son sang. Comme s'il comptait sur qui que ce soit.
«
Tu sais que ce n'est pas la question, maman. »
L'agacement provoque l'erreur. Il se mord la lèvre, regrettant aussitôt d'avoir laissé échapper ce simple mot.
«
Regardes-moi, Matteo. »
Enfin, il se retourne, prêt à lâcher une réplique cinglante. Mais sa mère lui fait face, sourcils froncés, les larmes ayant tracé des sillons sur ses joues. Sans prévenir, elle attrape son visage entre ses mains. Matteo se pétrifie, les yeux écarquillés. Animal pris au piège, il n'ose pas encore se débattre mais son instinct lui crie de fuir avant d'entendre les mots qui suivent.
«
Si tu passes cette porte, tu vas le regretter toute ta vie. Des amis, tu en auras d'autres. Tes idéaux, ils seront piétinés puis tu t'en trouveras de nouveaux, qui s'écrouleront encore. Ta famille ? Tu n'as qu'une chance, avec ta famille. C'est ça que tu veux, Matteo, ruiner cette chance ? »
Figé, il n'arrive pas à détourner les yeux des siens. Les mots le frappent comme des lames, qu'il reçoit dans un silence assourdissant. Seule sa lèvre tremble légèrement, signe qu'il enferme ses émotions. Un exercice difficile pour le garçon habitué à les laisser éclater.
Ceana le lâche finalement, pour mieux le tirer entre ses bras et le serrer contre elle, agitée de sanglots qu'elle contient tant bien que mal. Il ne bouge pas d'un cil. Les mots de sa mère l'ont finalement aidé à faire le dernier pas, à briser le dernier lien.
Elle le lâche, essuyant ses joues du bout des doigts. Matteo la fixe lorsqu'il crache son venin. Il suffit d'une vérité. Une vérité sale et dérangeante, mais pas moins une vérité, aux yeux de Matteo.
«
Arrêtes de mentir. Je n'ai jamais vraiment fait partie de cette famille. »
Puis sans un mot ni un regard de plus, il ignore la pierre qu'il sent rouler le long de sa gorge et passe cette porte, suivi de près par la silhouette traînante de Seth.