« Swana, Swana, SWANA ! ». Le cri de détresse suraigu déchira la nuit sombre à peine troublée par la tempête à l’extérieur, qui faisait monter au sein des murs épais du manoir familial un vrombissement rauque. Redressée en position assise, Annathéa, huit ans, serrait ses couvertures contre elle dans une attitude de détresse, tremblante dans son lit d’ébène. Plus loin dans la pièce, sa jumelle repoussa ses propres couvertures, et ses petits pas feutrés raisonnèrent dans la nuit sur le parquet de la chambre, préambule de son arrivée. « Ils reviendront pas, ils reviendront pas », gémit Annathéa tandis que sa sœur se glissait près d’elle dans le lit suffisamment grand pour elles deux. « Ils reviendront, je te le dis depuis le début », rétorqua Swana, un peu farouche. Théa émit un autre sanglot. Elle voulait croire sa sœur. Mais cela faisait trois années, trois années complètes qu’aucune trace n’avait été trouvée de leurs parents. Comment pouvait-elle y croire encore, après tout ce temps à les attendre ? Seule Swana continuait à y croire jour après jour. Elle ne savait pas si elle devait l’admirer ou au contraire s’en montrer triste. Elle n’avait pas encore atteint l’âge où l’on connaissait véritablement l’expression faire son deuil ni tout ce que cela impliquait ; mais inconsciemment, elle avait déjà entamé ce processus. « Mais Grand-Mère dit qu’ils ne reviendront pas… », murmura Annathéa d’une petite voix en reniflant. « Ils n’en savent rien. Moi je te dis qu’ils reviendront. Ils nous aiment. Beaucoup trop pour nous abandonner », s’entêta Swana. Théa hocha la tête tout en sachant que sa sœur ne le verrait pas. Avec les années, Théa en viendrait à se demander si le besoin pathologique de croire en la survie de leurs parents de la part de Swana n’était pas simplement l’expression d’un profond traumatisme, celui de ne pas se souvenir réellement de la façon dont ils les avaient aimées. Mais pour l’heure, elle n’avait que huit ans ; alors elle se laissa aller un instant à la vision de sa jumelle. Il était agréable, rassurant, de retrouver l’espoir furtif qu’ils étaient bien là, quelque part, sains, saufs, heureux. Et qu’ils reviendraient les voir, un jour.

« Ta sœur me fait peur » « Il ne faut pas. C’est la meilleure personne du monde ». Alric lança un regard perplexe à Annathéa. « Elle te surveille comme un chien de garde » « C’est mon Cerbère à moi. Et fais attention à tes fesses si je vais lui répéter », rétorqua Théa. « Tu n’oserais pas » « Tu crois ça ? » « Tu m’aimes trop pour ça ». Il y eut un silence pendant lequel tous deux restèrent là, sans rien dire, juste à contempler un point en face d’eux. « Peut-être », admit finalement Annathéa du bout des lèvres. Alric se mit à rire sous le regard frustré de sa voisine. « J’étais sûr qu’un jour je te battrais à ce petit jeu » « Il n’y a pas de petit jeu » « Alors pourquoi tu fais comme s’il y avait des règles ? » « Ce sont mes règles. A moi. Tu n’es pas obligé de les suivre. Tu dois juste t’y plier si tu veux exister pour moi ». Alric tourna ses yeux bleus et rencontra le regard sombre de Théa, qui le fixait avec le plus grand sérieux du monde. « Qu’est-ce qui te pousse à être comme ça ? » « Comment ? » « Tu es différente quand tu es seule et quand tu es avec les autres » « Tu ne peux pas savoir comment je suis quand je suis seule » « Je veux dire en petit comité ». Théa haussa les épaules, évasive. « Qu’est-ce que ça peut faire ? » « J’ai l’impression qu’il y a deux personnes dans ta tête. Une triplette qui n’aurait pas d’enveloppe charnelle » « Tu insinues que je suis folle ? » « Non. Simplement que j’aime toutes tes personnalités, différentes ou non » « Je m’aime aussi » « C’est de ça que je parle. Quand des gens sont là, tu es froide, lointaine. Tu te comportes comme si… si rien ne t’atteignait, comme si tu n’avais pas besoin des autres pour vivre. Quand Swana est là, tu comprends ? » Il y eut un nouveau silence, et un bref instant, Alric crut avoir blessée la jeune fille, lorsqu’il discerna un voile furtif glisser sur son visage de neige. « Swana a besoin de me protéger. Elle a besoin de contrôler ce qu’il se passe. C’est mon Cerbère. Elle a besoin de ça pour se sentir à l’aise » « Elle est folle, c’est ce que je dis » « Tais-toi ou je lâche mon Cerbère ». Théa se mit à jouer avec l’anneau de chasteté qui ceignait son doigt, faisant jouer les reflets de la lumière ambiante sur sa courbe de métal. Alric posa une main douce sur son bras neigeux, puis entrelaça ses doigts avec les siens. « Tu es bizarre comme fille » « C’est le meilleur compliment du monde » « Pourquoi, ça te plais qu’on te dise que tu es bizarre ? » « Je reçois bizarre comme insaisissable. Les cibles mouvantes sont les plus difficiles à atteindre, tout le monde le sait » « Qu’est-ce qui te fait croire que tu es une cible ? » « Tout le monde a une cible dans le dos », murmura Annathéa. Même des parents attentionnés et amoureux qui avaient décidé de partir voyager pour profiter de leur jeunesse.