Si Cain devait parler de sa vie, sans doute vous demanderait-il de laquelle vous parlez. Contrairement à beaucoup de gens, il a l’impression, peut-être fausse, peut-être vraie, que la vie, ce n’est pas aussi simple qu’une bobine qu’on déroule, qu’un film qu’on défile. Sa vie, c’est un tableau, certains coins racontent une histoire, d’autres parlent du quotidien et le tout s’entremêle avec une logique discordante. Un méli-mélo de couleurs vives et sombres. Avec des accrocs par milliers, plus ou moins gros. Des zones de blancs, des morceaux de toile vide qui attendent qu’une catastrophe, un bouleversement vienne tout saccager. Et le jour où tout sera plein et usé, alors tout sera terminé.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (one simple idea) Grandir, c'est un peu comme jeter les dés. On ne sait jamais vraiment sur quoi on va tomber. Ce qu'on va devenir. Les premières personnes qui jettent les dés, dans votre vie, ce sont vos parents. Et parfois, alors qu'on attend le six, on obtient seulement le un. C'est ce qui arrive lorsque nait leur premier enfant. Sa soeur Ava. Les Gray, famille d'avocats de père en fils, sont heureux, bien sûr. Après tout un enfant est toujours une bonne nouvelle, n’est-ce pas ? Il est de bon ton de s’en réjouir. Bien sûr … un garçon, pour hériter … Mais qu’importe, après tout : Elizabeth, leur mère, a encore le temps, tranche Isaac à l’époque. Ca sonne comme s'il voulait l’excuser et la défendre tout à la fois. Et avec le temps qui s’évapore, ils ont presque cru qu’elle l’a pris au mot. Puisque le fils Gray n’arrive que plusieurs années après. Cinq pour être exact. Autant dire une poussière de sablier à l’échelle de l’humanité. Et une éternité pour Grand-Père et Grand-Mère Gray.

Avec ça, ce n’est même pas le parfait héritier qu'ils ont tiré. Parce que le hasard, la loterie génétique ou le connard qui joue à Dieu là-haut vient mettre son nez dans l'affaire. Et au lieu de tirer un six, il tire un cinq ... peut-être même un deux travesti en cinq. Il n'est pas normal. L'idée fait son bonhomme de chemin, tranquillement, dans la tête de sa famille. C'est positif au départ, comme une distinction qui élève le marmot au dessus des autres braillards. Il est intelligent, futé. Sans le savoir, il promet à sa famille un brillant avenir, une succession facile. Boudée par sa famille qui s'amasse autour du jumeau survivant, Ava est la première à le repousser. Et l'idée grossit. Elle pousse, elle s'étend comme une mauvaise herbe. Cet enfant n'est pas normal. Trois fois rien qui s'accumulent et s'entassent. Trois fois rien qui font tout. Le changement de couleur d'une chemise. Des objets qui se font la malle pendant qu'on tourne le dos une seconde. Des moments de la journée qui disparaissent des mémoires, grâcieuseté des Oubliators - mais puisque je te dis que nous en avons parlé pendant que tu aidais Cain à faire ses devoirs ! Le dénominateur commun de toutes ces histoires ? C'est Cain. C'est toujours Cain, et eux, ils ne comprennent pas.

Et cette idée toute simple prend rapidement des proportions énormes. L'enfant prodige devient l'enfant maudit - et pourtant, les Gray ne sont pas supersticieux, : ils sont juristes et croient aux faits, uniquement ça (bien sûr, ça leur arrive souvent de jouer avec les mensonges mais ça ne veut pas dire qu'ils y croient). Ils isolent l'enfant de leurs regards méfiants, ils gardent leurs distances comme si le petit garçon pouvait se transformer brusquement en monstre. Et les aieüls Gray font des reproches à Isaac - on t'avait bien dit de ne pas épouser celle-là, tu aurais dû nous écouter ! Et Isaac fait des reproches à sa femme - un mort-né et le survivant est anormal, je ne te demandais rien de compliqué pourtant ! Et sa femme à son fils.

Tu es anormal !

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (waiting for a train) Parfois, on croit que savoir, c'est le plus important. Comme si la vérité est nécessairement plus douce que le mensonge ou l'ignorance. Après toutes ces années, Cain n'a pas encore tranché à ce sujet. La vérité, il la voit plutôt à double tranchant. Après tout, découvrir qu'il est un sorcier a eu ses pour et ses contres. Parfois, Cain se dit qu'il aurait préféré être moldu - il aurait sûrement été plus heureux ou, au moins, sa vie aurait été plus simple. Le lendemain, il attrape sa baguette sur sa table de chevet alors qu'il sort du lit et en sentant la magie qui crépite sous ses doigts, il est bien content d'être un sorcier. Ca a pansé certaines blessures - finalement, il n'était pas anormal, juste différent - mais ça en a ouvert d'autres aussi - comme le divorce de ses parents et l'abandon de sa mère qui n'a demandé que la garde d'Ava.

C'est comme de recevoir cette lettre signée d'encre verte. Indéniablement, ça lui a ouvert de nouvelles portes, de nouvelles perspectives. Parce qu'il est différent, définitivement pas comme il faut pour sa famille ; ses parents n'envisagent plus d'en faire l'héritier de Gray & associés, parfait exemplaire d'une longue série de successeurs formattés et produits en nombre limité à chaque génération. La magie lui a donné des ailes - bon, une baguette magique et un balai volant, ce n'est déjà pas si mal. C'est comme si le monde a brusquement hurlé qu'il peut devenir ce qu'il veut. Tu peux être qui tu veux. Qui tu es. C'est comme si on lui promet l'acceptation et qu'il suffit simplement d'être sur ce quai Neuf Trois-Quarts, ce 1er septembre et de monter dans ce train rouge qui l'amènera dans un autre monde. Un monde meilleur. Plus simple. Plus doux. Un endroit qui sera chez lui et qui ne le brimera pas pour une chose sur laquelle il n'a aucune emprise, aucun pouvoir. Une chose qu'il n'a pas choisie - un truc con, vraiment con, parce que ce n'est pas comme s'il a son mot à dire dans la loterie des gamètes.

Ce train rouge, il l'attend encore.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (we built our own world) Les gens disent parfois qu'il vaut mieux avoir aimé une fois que de n'avoir jamais aimé. Et sur ce point, Cain n'est pas de cet avis. Si son coeur n'était pas aussi con à tomber amoureux, il ne se briserait pas en milles éclats ensanglantés et Cain n'aurait pas à se couper les doigts pour recoller les morceaux. S'il n'était pas aussi con lui aussi, il arrêterait d'écouter son abruti de coeur. Parce qu'en y pensant, Sybill lui a offert cinq belles, merveilleuses années - savoureuses comme un chocolat noir avec juste ce qu'il faut d'amertume pour en apprécier la douceur. Mais à quel prix ?

Il se souvient encore. De tout. Le corps chaud de sa femme qu'il recueille dans son giron, le soir. Ce café amer et fort qu'elle lui sert avec un baiser sur la tempe tandis qu'il travaille à la maison. Ces moues agacées quand il lui demande pourquoi il devrait céder à son caprice - mais ça ne l'a jamais empêché de céder quand même. Ses sourires enjoués quand elle le surprend le matin à se cacher du soleil et du réveil sous des couettes encore pleines de son odeur à elle. Le jour, c'est supportable - le jour, au bureau, il a peu de souvenirs avec elle au final. Mais avec la nuit et ses ténèbres, résonne le chapelet de leurs souvenirs communs et ils s’imposent à lui brutalement. Vivants. Brûlants. Les silences qui en disent plus long que les mots. Les joues rouges de Sybill et ces sourires que lui ne pouvait pas s’empêcher de glisser sous un regard brillant. Les mains qui apposent leurs caresses sur leurs peaux fébriles. Le cœur battant, affolé et impatient. Même plusieurs mois après, un an après, il arrive à en retrouver le goût sur le bout de la langue.

Il a même déménagé, une fois. Deux fois. Toujours plus loin de l'appartement qu'ils ont partagé dans Londres. Il croit un temps que ce sont les souvenirs d'elle éparpillés aux quatre coins de leur chez eux qui l'entravent, l'empêchent de retrouver sa froide sérénité d'antan. Cet appartement est chez Cain et Sybill et il se dit que trouver un chez lui rien qu'à lui peut aider. Puis il finit par réaliser que c'est seulement parce qu'il ne sait plus comment avancer sans elle, comment dormir sans elle, comment rire, être heureux, être fâché, être vivant. Elle fait partie de sa vie depuis si longtemps, elle s'est incrustée dans sa routine si facilement qu'il n'arrive plus à savoir comment on fait lorsqu'on est seul et abandonné de nouveau.

C'est ce qui arrive quand on construit son monde autour de quelqu'un d'autre.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] (dream is collapsing) Il y a deux ans, le Ministère a promis la fin de ce cauchemar, des persécutions, des assassinats et des attentats. Cain ne se sent pas concerné par le sort de moldus qui l'ont rejetté - ce n'est pas qu'il les déteste, c'est juste qu'il est aussi indifférent à leur sort qu'ils l'ont été au sien. Mais il a peur. D'être jugé, d'être condamné. De mourir, de subir les horreurs qu'on devine à travers les articles de la Gazette. Alors il y a ce soulagement qui l'étreint quand le Ministère parle de sa solution. Il n'est pas assez stupide pour croire qu'on finira par accepter ses origines juste parce que Vous-Savez-Qui est vaincu, mais au moins, il ne risquera plus sa vie.

Et au final, qu'est-ce qu'ils ont récolté ? Des enfants qui se baladent avec le coeur accroché à l'épaule et l'âme à l'air. Et ... et rien, sinon une déception de plus, une confiance à nouveau trahie et cette impression que le Ministère n'est pas capable de protéger qui que ce soit. C'est pour ça qu'il quitte son poste au Ministère malgré que des rumeurs de promotion circulent sur son compte. Et il est incapable de retourner vivre chez les moldus (et pour faire quoi de toute façon ?). Le poste vacant à Poudlard est une chance pour lui. Il n'aime pas Poudlard - pas comme on aimerait un foyer en tous cas. Mais le fief de Dumbledore est l'endroit qui lui semble le plus sûr ... ou le moins dangereux s'il doit dire la vérité.

Il est assez honnête avec lui-même pour dire qu'il se cache. Ca le tue d'être aussi lâche, mais il ne veut pas mourir et il ne veut pas non plus quitter son pays - merde, c'est bien un des seuls trucs auxquels il est attaché. Alors il se cache.

Et il attend que le cauchemar prenne fin ou qu'on l'en sorte de force.