Je perds pied. J'ai besoin de me raccrocher à quelque chose de tangible. Ce sera ce journal. J'ai besoin de faire le point. J'ai besoin de réfléchir, mais je dois empêcher Arsa d'entendre. Cela se revèle être plus facile sur papier. Comme si mes pensées n'avaient pas besoin d'être clairement formulées avant d'atterir ici.
Tenter de se détacher de son patronus, c'est aussi tenter de se détacher d'une partie de soi-même. Le problème, c'est que je ne sais pas encore exactement de quelle partie il s'agira. Et je n'ai surtout aucune idée de ce à quoi nous ressemblerons une fois indépendants. Je n'ai aucune idée de la nature du lien qui restera entre nous. C'est excitant. C'est angoissant. M. Edvard Halfdanson, du département des phénomènes magiques naturels du ministère de la magie de Reykjavik, M. Mukantagara Samba, du centre de réadaptation des créatures magiques abandonnées, et Mme. Jinko Maeda, collectionneuse d'inédits sorciers continuent leur correspondance, de temps à autres. S'ils ne sont pas plus utiles que les adultes que j'ai consulté ici, ils s'avèrent du moins hautement intéressés par la question. Plus particulièrement par les résultats à venir que par les moyens que j'utiliserai. Si j'ai bien compris, les jeunes sorciers qui réussissent l'exploit semblent demeurer silencieux au sujet de leur accomplissement. Reste à savoir si c'est par méfiance, par humilité ou pour taire de fâcheuses conséquences...
Si au début de l'été, ce projet commun nous avait rapproché plus que jamais, Arsa et moi, maintenant, il me semble plus distant. Je suis probablement plus distante aussi. Je suis fatiguée. Je n'ai jamais eu aussi peu envie de dormir. Nous ne faisons rien d'autre que de réfléchir à la question. C'est devenu obsessionnel. Depuis la rentrée, je n'ai vu presque personne. Je n'ai rien bu. Je ne suis pas montée sur les toits. Tout le monde a été chamboulé par l'accident du train, tout le monde est un peu bizarre. Ça passe. Ça paraît moins. Je suis probablement exécrablement distante. Je ne suis plus aussi concentrée sur mes cours particulier de sortilèges. Je crois Winona comprendra. Je crois aussi qu'elle s'Impatientra tôt ou tard. Mais la réflexion tire à sa fin. Je crois savoir comment faire, maintenant. Il ne reste qu'à faire le grand saut. Je crois aussi qu'il n'existe pas qu'une seule façon de faire, comme les professeurs de ce château qui ont réussi à matérialiser leur patronus ne s'y sont pas tous pris de la même manière. Or, deux aspects demeurent récurrents: Le lien et la concentration. Deux aspects invisibles. Qui ne se passent que dans l'esprit. Deux aspects que partagent le patronus et son sorcier.
Dans mes expérimentations passées sur le lien, j'ai découvert qu'il était bel et bien possible d'étirer celui-ci. Mais le processus s'avère douloureux. Doublement douloureux puisqu'en somme, ni le sorcier ni le patronus ne souhaitent réellement s'éloigner. Je pourrais comparer la sensation au pincement que provoque une crise de coeur, avec l'impression qu'il n'y a aucun coeur. Je suppose. Une sensation d'étouffement. D'annéantissement. Or, je sais pertinement que mes organes vitaux sont bel et bien présents, et bel et bien en pleines formes. J'ai émis l'hypothèse, donc, que ce lien n'était que mental. Et qu'il était possible, donc, de rompre son dictakt de la proximité.
Je peux contrôler mon esprit, mais pas celui d'Arsa. C'est pourquoi il est essentiel qu'il ne sache pas, au moment où je transplanerai seule, que je m'apprête à le faire. Mon esprit doit se détacher du sien pour que nos corps puissent en faire de même.