Février 1969 — Glen Etive, Scottish Highlands (UK).

“I see nothing. We may sink and settle on the waves. The sea will drum in my ears. The white petals will be darkened with sea water. They will float for a moment and then sink. Rolling over the waves will shoulder me under. Everything falls in a tremendous shower, dissolving me.”

― Virginia Woolf, The Waves (1931).

L’herbe craquelle sous ses pieds, et produit un bruissement sourd. Soudain, les corbeaux environnants prennent leur envol, spectacle hitchcockien pour l’enfant, qui ne bouge plus. Dans sa torpeur, Enoch garde le silence. Il a dix ans et encore peu de choses provoquent en lui une volonté de prendre la parole. Qu’a-t-il à dire qui vaille la peine d’être entendu ? On complique souvent les choses en les exprimant. Il se contente de faire claquer les talons de ses vieilles doc martens l’un contre l’autre, tout en émiettant quelques fleurs collectées par sa sœur, Deirdre. Aux yeux d'Enoch, la nature est source de terreur, conséquence d’un traumatisme vécu durant son enfance. Un événement a laissé une marque dans son esprit, si profondément ancré qu’encore en ce jour, la vue seule de Glen Etive le tétanise. Il devait avoir tout juste cinq ans quand c’est arrivé, et son frère six. Comme à son habitude, Hamish s’amusait à lui lancer des défis, mais le dernier s’avéra être celui de trop. Ramener une feuille de nénuphar de la rivière avant la tombée de la nuit, voilà l’idée brillante de l’aîné Coppola. À cette époque, Enoch avait une confiance aveugle en son frère. Dans sa grande naïveté, il aurait pu sauter d’une falaise à sa demande. Et il se revoit encore au fond de ce lac maudit, aveuglé par l’eau trouble, incapable de penser par les températures négatives, les pieds pris dans les racines d’un arbre quelconque. Il ressent encore ses poumons s’emplir progressivement, sa vie se dérober sous lui à une allure macabre... En revanche, aucun souvenir de la créature qui l’a ramené au rivage. Une vélane d’après son fourbe de frère, semblable à la plus hideuse des harpies. Difficile d’imaginer que cette chose ait pu sauver la vie d’un demi-sorcier aussi insignifiant. Autant de mots doux qui circulèrent à table le soir suivant, quand bien même Enoch revenait tout juste à lui.

Oscillant entre rêve et réalité, le jeune garçon observe deux silhouettes disparaître dans l’épaisse brume hivernale d’Ecosse. Tels deux spectres, son père et son frère s’évanouissent dans le ventre du néant. Comme noyés dans l’Etive, à leur tour. À présent, seule la chevelure ébène de sa mère fait contraste avec le paysage trouble. Une dernière fois, elle agite la main vers l’invisible. Seule Deirdre semble ne pas prêter attention au départ d’Hamish pour Poudlard. “ Suis-moi, Eno'. ” Elle dépose un baiser sur la joue de son frère avant de jouer avec ses cheveux en bataille. Sa robe est couverte de boue, tout comme ses mains, qui encrassent grossièrement la crinière d'Enoch. Elle l'emporte finalement dans une course effrénée à l'intérieur de la maison, jusqu'à ce qu'ils montent l'escalier qui mène au grenier. Ils montent. La charpente est relativement basse, mais juste assez haute pour leur permettre de se tenir debout. Deirdre allume une bougie tandis que son frère tousse brièvement. Il tente d’attraper la poussière environnante mais elle lui échappe, tout comme la raison de leur présence dans cette pièce. La demoiselle s’assoit en tailleurs juste en face d’un objet tout ce qu'il y a de plus vieux, et banal. “ …Un balai ? ” souffle Enoch, en retenant un petit rire. Il n’aime pas le grenier, et sa soeur le sait. Droit comme un piquet, il attend que cette dernière se relève pour partir, mais elle ne bouge pas : “ Attends, tu vas voir. Debout ! ” crie-t-elle au balai qui s’exécute. “ On n’a pas le droit d’exercer la magie ici. Si on se fait attraper… ” “ Tais-toi un peu ! Tu vois bien que je n’ai pas de baguette. C’est un balai volant. ” Un balai volant. Enoch reste interdit. C'est comme si ce vieil assemblage de bois flottant dans les airs illuminait son visage. Leur père les a déjà emmené voir un match de Quidditch, laissant le jeune garçon fasciné par les prouesses des joueurs. Il ignorait cependant qu’eux aussi possèdent un balai volant, ni pourquoi monsieur Coppola ne leur en a pas fait part, mais devant cette merveille, son cœur s’accélère. “ Tu crois qu’on peut monter dessus ? ” Deirdre recule pour laisser la place à son jumeau, qui chevauche sans plus attendre l'objet en lévitation. Tantôt intimidé, tantôt ébloui, la découverte bouleverse le jeune sorcier. S'il l'ignore encore, une véritable passion vient de naître.

Octobre 1979 — Hogsmeade, Scotland (UK).

“I shambled after him as I've been doing all my life after people who interest me, because the only people for me are the mad ones, the ones who are mad to live, mad to talk, mad to be saved, desirous of everything at the same time, the ones that never yawn or say a commonplace thing, but burn, burn, burn like fabulous yellow roman candles exploding like spiders across the stars”

― Jack Kerouac, On The Road (1957).

Enoch déambule dans les rues de Pré-au-lard le cœur léger. Il décroche un sourire à une demoiselle qu’il s’empresse d’immortaliser. Il aime capturer le sourire des gens, les moments d'intimité volés à ses amis, et d'autres un peu plus gênants. C’est un peu de bonheur qu’il emprisonne dans sa petite boîte noire, puis sur du papier glacé. Il a toute une collection de portraits de sorciers et de créatures étranges qu'il garde comme un trésor, dans une boîte à biscuits. Les jours comme celui-ci, lorsque la lumière est bonne et qu’il n’a pas entraînement de Quidditch ou cours, il aime parcourir le village voisin de Poudlard et jouer à l’explorateur. Le monde est un safari, et selon lui la photographie magique repose sur un principe : tel Fellini, il s’agit de capturer les petits détails insignifiants de la vie, l'instant. Ce vieillard qui tient tout juste sur son balai, les fleurs fanées de Mlle Piedodu, les couleurs acidulées de la façade d'Honeydukes... Il y a aussi ces premières années qui fuient la Cabane Hurlante en courant, et qu’il s’empresse de mitrailler en laissant échapper un éclat de rire. La photographie version sorcière et les matchs de Quidditch lui prennent la plupart de son temps libre. Pour Enoch, la magie est avant tout un moyen de s’exprimer. L’aspect rhétorique que l’on retrouve dans les murs de l’école a, dans sa virtualité, quelque chose de frustrant. Non pas qu’Enoch soit complètement désintéressé de ses études, loin de là. Il est loin d’être un génie, cependant ses notes sont honorables. Il a conscience son l’héritage culturel particulier, à la fois moldu et sorcier, et s’efforce de faire honneur à chacun de ses deux parents, cependant il doit reconnaître que la magie tiendra toujours une place plus importante dans son cœur que son statut de demi-moldu. Un fait que certains peinent à comprendre, notamment les mangemorts qui font la une de la Gazette depuis trop longtemps à son goût. En y repensant, tant de choses ont changé depuis son entrée à Poudlard, il y a de cela neuf ans déjà. Il fuit toujours les grandes étendues d'eau comme la peste, mais à la surprise générale, le cadet des Coppola mène une vie sociale à peu près stable. Il reste un jeune homme taciturne, mais il n’est pas rare de le voir en compagnie de quelques camarades, à plaisanter autour d’une bière-au-beurre. Lorsqu’on le croise dans les couloirs, on sait à peu près qui il est, ancienneté oblige. Ses tatouages ont été un moyen de se démarquer de sa fratrie, tout comme sa position centrale, au sein de l’équipe de Quidditch de sa maison. En somme Enoch reste fidèle à lui-même quand bien même il s’accroupit pour prendre le cliché de ce moineau qui le suit partout, patronus omniprésent, faisant plus office d’ombre que d’animal de compagnie. Au fond eux deux n'aspirent qu'à une même chose : prendre leur envol vers la liberté.