Je ne suis personne.
Personne par moi-même.
Cette image m'effraie plus que toute autre. Ce vide. J'ai appris à le combattre lorsqu'une créature magique en est à l'origine. Je n'ai pas appris à l'affronter dans mes songes. Cette plaine sans vie. Je sais que nos rires y ont leur place. Que leur absence est anormale. J'ai mal au ventre.
Je ne suis personne sans eux.
Personne sans amour.
Normalement, le sourire de Plato disparaît entre les tiges de blé jaune, le rire de Heidi n'est pas loin. La voix d'Orion résonne à mes oreilles et bien que je grogne à l'information criée au loin, je souris à ce son. En lieu et place de ce bonheur, je suis seule dans cette étendue sans fin d'herbes mortes. Je n'aperçois plus le manoir. Je n'entends plus rien, et je sais que je suis seule. Rien ne le prouve, mais je le sens.
Je ne suis personne.

Elle ouvre les yeux péniblement. Ses pupilles se heurtent à l'obscurité sans fond de la chambre. Immobile, elle écoute le souffle paisible de ses camarades de chambre. Elle sent une larme couler sur sa tempe. Une seconde la suit, l'entraine. Elle laisse la peur s'échapper de son corps en silence, ignorant l'humidité grandissante de l'oreiller. Elle calque son souffle sur ceux de ses compagnes et ferme les yeux.
Tandis qu'elle commence à sombrer de nouveau dans le sommeil, un très léger sourire étire ses lèvres. C'est bien vrai, cela dit, qu'elle n'est personne sans eux. Et elle plonge dans les bras de Morphée, elle saute dans ses souvenirs d'enfance.

Des parents aimants. Une voix fluette résonne dans son crâne : « Mais Papa je veux voir ! » Elle se débat dans les bras fermes d'Orion, sans effet. Elle les voit au loin, les petits dragons qui sortent de leur coquille les uns après les autres, mais elle ne doit pas trop s'approcher. Finalement elle se laisse tomber au sol et sourit aux yeux bleu-verts de son père. Elle se dit que quand elle aura une toute petite fille comme elle, elle ne voudra pas non plus la laisser trop près de ces géants cracheurs de feu, aussi innofensifs semblent-ils à leur naissance. Certains lui arriveraient aux genoux. Elle s'accroche doucement à la jambe de son père tout en fixant de loin les dragons.

Des frères et sœurs. Hella ne fait jamais la différence, bien qu'elle sache qu'Aksel est le sien à elle. Elle se montre d'ailleurs encore plus protectrice envers lui, ce qui énerve le garçon. Mais ils sont tous pour elle dans la même bulle au sein de son cœur. Ils y ont leur petit creux bien à eux, leur place réservée. Même Silas, sans le vouloir, sans le savoir surement, s'est rapidement trouvé un nid dans les tréfonds de la caverne d'amour de Hella. La petite fille a une mémoire tout embrouillée, aussi difficile à lire qu'un livre. Les informations s'y mélangent, les rires de la tribu sont son seul repère. Elle essaie d'y mettre de l'ordre comme elle essaie de séparer les lettres et de les agencer les unes par rapport aux autres, pour que cela fasse sens. Dans un cas comme dans l'autre c'est un échec constant. Du moins de son point de vue. Car elle n'est jamais satisfaite d'elle-même. Elle voudrait la même aisance que les autres, la même détermination dans le regard, la même absence de peur et pourtant elle tremble à chaque instant. Alors elle essaie d'y mettre de l'ordre pour mieux comprendre, mieux saisir les mots et les moments.

Des oncles et des tantes. Tous différents, elle parvient mieux à les ranger. Les leçons d'anglais trop rapides pour elle – elle est la seule Ingherneils dont l'accent norvégien n'est pas totalement effacé par l'habitude. Les leçons de lecture que seul son père avait la patience de lui faire régulièrement. Les débats sur l'élevage de dragons familials. Le modèle sorti d'un autre monde, cette Veronika qui lui est tant semblable, à qui elle voudrait ressembler, en provenance directe de l'univers lointain des Moldus. Les punitions, aussi, celles de Sirrush et celles de tous les enfants, les corvées à la maison et les récompenses. Les privations et les mots gentils, les caresses à l'oreille, la douceur d'un sourire, la chaleur d'un rire tendre, l'agrément d'un regard approbateur. Et ces chevelures brunes, semblables et diverses, qui se succèdent dans les plus beaux rêves de la jeune fille.


« Hella, réveille toi ! » L'une de ses camarades de chambre est penchée sur la jeune fille, la main sur son épaule, secouant doucement le corps endormi. Ses paupières se soulèvent difficilement. Elle a encore l'image de Veronika dans l'esprit et un sourire enfantin est dessiné sur ses lèvres. Elle se concentre sur le visage jeune et blond qui lui fait face et fronce les sourcils en s'étirant. « Quelle heure il est ? » marmonne-t-elle. A l'annonce de la réponse, la jeune fille se redresse brusquement, manquant comme souvent de se prendre le lit du haut en pleine tête. Tandis que les choses se remettent doucement en place dans son esprit, son sourire disparaît et l'image souriante de la moldue de ses rêves est remplacé par l'affreux spectacle gravé dans sa mémoire. C'est souvent ainsi lorsqu'elle rêve de sa famille. Dans ses songes, elle oublie toutes les blessures. Et le réveil est difficile.
Faisant mine de rien, elle se lève et commence à se préparer pour les cours, à toute vitesse compte tenu de son retard. Elle ne pourra pas manger, mais c'est le cadet de ses soucis. L'image du corps déchiqueté de Veronika la hante. Ses pensées se tournent naturellement vers ceux qui attendaient impatiemment leur petit frère ou petite sœur. Plato et Solveig. Bien qu'elle les aime tout autant l'un que l'autre, Hella a toujours été plus proche du garçon et c'est en partie la raison pour laquelle elle s'attarde plus sur lui. Mais également parce qu'elle sent que, depuis ce jour funeste d'été, il n'est plus tout à fait le même. Evidemment, l'événement les a tous marqué, du premier au dernier Ingherneils. La vue de cette femme, la gentillesse, la bonté, la générosité incarnées, le corps déformé par les coups du dragon ; personne n'aurait pu rester inchangé après cela. Mais Plato prétend que tout va bien, et il n'est pas aussi doué à cela qu'Hella ou Hannah, bien que son numéro semble berner la plupart de ses cousins. Accompagnée des rires de ses amies, la brune quitte la chambre, traverse la Salle Commune à toute vitesse et dévale les escaliers pour tenter d'être à l'heure. Son rire manque de se briser mais elle le répare à toute vitesse, en posant son regard doux sur la joie sincère de sa camarade.


Hella dispose d'une heure et demi de libre entre le cours de Potions et celui d'Etudes des Moldus. Elle salue ses camarades et se dirige, seule, vers la bibliothèque. Elle jette un regard vers le soleil qui réchauffe l'herbe du parc et manque de rater une marche. Elle hausse les épaules en se dirigeant à grands pas vers la grande porte qu'elle pousse avec le geste de l'habitude. Elle s'assied à la même table que la veille. Elle ouvre son sac et en tire délicatement ses cours, des parchemins vierges et sa plume. Avec difficulté, elle parcourt les lignes de mots qui s'enchainent, s'emmêlent dans son esprit. A plusieurs reprises, elle s'arrête sur un mot et le relit trois fois, le prononce à voix basse pour réussir à le saisir. Elle tente de noter de courtes phrases sur ses parchemins vierges, résumant l'idée principale qu'elle a réussit à extraire de ces armées de lettres. Après une petite heure, elle a finit le cours de Métamorphose de la veille et s'accorde une pause avant de commencer le cours de Potions du matin. Elle ira moins loin que prévu, ayant pris davantage de temps que ce qu'elle pensait pour ce passage explicatif. Elle repense aux leçons qu'elle avait avec son père quand elle était petite. Assis à la table de la cuisine, ils répétaient ensemble des mots qui semblaient évidents aux autres petits Ingherneils. Rapidement, la plupart des adultes avaient perdu patience, la laissant s'entrainer seule, et seul Orion s'occupait des difficultés en lecture de sa fille. Elle ne pouvait pas leur en vouloir, d'autant plus qu'ils avaient en partie raison. Le secret, si c'en était un, était de s'entrainer aussi souvent que possible. Mais la présence rassurante et optimiste de son papa la rassurait et la motivait. Elle a toujours cherché à s'améliorer pour lui arracher ses sourires si particuliers, ceux qui faisaient naître des étoiles dans leurs regards à tous les deux. Elle traçait alors les lettres avec application, tirant la langue – tic qu'il lui avait fallu combattre en grandissant – et ayant toujours du mal à enchainer les majuscules et les minuscules, les v et les o sans comprendre pourquoi. Tous les soirs, dans son lit, cachée sous ses couvertures, elle lisait avec obstination les contes qui avaient bercé tous les cousins. Lire un texte connu l'aidait. Puis elle s'attaquait à des écrits inconnus et parfois s'arrachait des larmes de frustration.
En reprenant sa plume pour aposer le titre du cours de Potions sur un parchemin vierge, elle laissa vagabonder ses pensées vers des souvenirs plus heureux. Il y a quelques années, à cette même table, elle n'était pas seule. Elle avait essayé d'amener Sirrush ici, avant d'abandonner l'idée à cause des regards insistants de la bibliothécaire. Ils avaient ensuite déménager à un endroit plus propice à l'attitude de son cousin. Pour autant, elle avait tenter de l'aider quand ils avaient découvert ce qu'il avait. Outre sa tendance agaçante à lui rappeler de prendre son Ritalin, Hella proposait souvent au jeune homme de venir avec elle lorsqu'elle étudiait. Elle savait qu'il était loin d'être idiot comme le répétait les professeurs les plus aigris de Poudlard. Il fallait juste lui trouver une méthode adaptée. Alors elle le laissait se défouler puis venait le chercher et discutait avec lui de ses cours, les lisant par exemple. Jamais plus d'une demi-heure. Même une demi-heure paraissait longue en compagnie de Sirrush. Souvent, leurs éclats de rire avaient interrompu leurs séances, mais Hella n'était pas aisément détournée de son but et elle tentait toujours de ramener le sujet vers leurs études, tentant de le faire paraître moins ennuyeux, moins monotone, moins contraignant. Elle ignorait ce qui en avait réellement résulté mais elle ne se serait jamais pardonné de ne rien tenter.


En compagnie de ses amis, la jeune Ingherneils se dirige vers la table. Le repas y est déjà servi et quelques élèves discutent autour de leurs assiettes bien – trop ? – remplies. En souriant à la remarque d'une fille d'un an son aînée, Hella s'assit, dépose son sac en sureté près de ses pieds et enchaine dans la conversation. « Tu peux me passer le jus de citrouille steuplé ? » Les échanges se poursuivent, de banalités en anecdotes, de rires en étonnements. Comme souvent, les événements de l'été viennent sur le tapis à un moment donné. Hella est étonnament calme mais cela n'étonne personne. Cela fait partie des sujets que la jeune fille évite soigneusement. Elle se souvient de ce sentiment atroce qui l'avait saisi quand elle avait compris ce qu'il se passait. Au péril de sa propre vie, elle s'était mise à courir dans le camp de vacances à la recherche de sa famille. Les larmes avaient coulé sur ses joues sans même qu'elle ne tente de les arrêter, ne réalisant pas vraiment qu'elle pleurait. D'ailleurs, qu'est-ce que cela aurait bien pu lui faire ? Elle avait mit les mains sur Plato qui tentait de réunir les Ingherneils. Solveig les avait rapidement rejoints, elle qui savait toujours où trouver son jumeau. Hella avait été rassurée de les voir ensemble et les avait laissé aux bons soins l'un de l'autre. Elle avait alors cavalé dans le chaos ambiant, hurlant leurs noms les uns après les autres. Sa voix se perdait dans les cris, dans les sorts. Elle-même avait finit par sortir sa baguette et lançait de temps à autre des sorts de défense. Son cœur battait la chamade et son émotion était telle qu'elle ne parvenait pas à se concentrer sur les formules. Elle réussissait tout au plus à se protéger de quelques lumières rouges ou bleues. Son inutilité renforçait la peur intrisèque qu'elle ressentait, lui broyant le ventre d'un nœud qui mettrait plusieurs jours à se dénouer. Elle avait repéré Sirrush et Orion en première ligne d'un groupe et ses pleurs avaient redoublés tandis qu'elle observait son cousin qui désarmait un Mangemort masqué. Elle avait faillit s'effondrer, et c'est seulement la douleur cuisante d'un sortilège qui l'a réveilla. Controlée davantage par sa peur et sa rage désormais, elle avait désarmé l'attaquant d'une façon qui lui était encore incompréhensible. Les souvenirs étaient extrêmement flous. Elle se souvenait de Silas qui défendait un groupe de premières années. Elle l'avait vaguement aidé en construisant de son mieux un bouclier autour d'eux mais elle savait qu'il n'avait pas tenu longtemps. Elle avait aperçu son frère Aksel avec les jumelles qui s'éloignaient du camp et avait pétrifié un Mangemort qui tentait de les suivre. Et puis tout avait été fini alors qu'elle courait encore à droite et à gauche. Elle avait hurlé leurs noms pendant si longtemps que le son résonnait dans ses oreilles. Ses jambes étaient faites de coton et peinaient à la garder debout. Ses larmes, qui s'étaient tarrie à un moment donné passé tout aussi inaperçu que celui où elles avaient commencer à couler, avaient à nouveau inonder son visage quand elle avait enfin pu serrer son père dans ses bras, et un à un ses frères et sœurs.
Ce n'était pas ce qu'ils avaient imaginé en venant là. Ce n'était certainement pas ce qu'elle s'était imaginé quand elle avait reçu sa lettre d'admission à Poudlard six ans plus tôt. Elle croyait alors que le Monde Magique tout entier était aussi paisible que le domaine familial. Simplement plus grand, plus merveilleux. Sans dragons mais peuplés de dizaines de sorciers aux caractères variés. Elle n'avait pas réalisé que la diversité signifiait qu'ils n'avaient pas tous les mêmes principes. Pas tous les mêmes valeurs. Pas tous la même vision du bien et du mal. Elle était presque nostalgique de l'époque bénie où son monde se résumait aux Ingherneils et à leurs dragons, à leurs rires et leurs disputes. Presque. Parce que Hella reste une optimiste convaincue et qu'elle continue d'imaginer le futur comme un jour d'été au ciel bleu, au soleil brillant, résonnant des chants joyeux d'oiseaux invisibles.