Père est mort quand j'avais neuf ans. Père était un Goyle. L'un des derniers Goyle. Le patronyme pesait sur ses épaules. Il avait le dos droit et la figure abîmée. Une cicatrice sur l'arcade gauche, qui allait barrer son front jusque dans ses cheveux bruns. Un crâne un peu cabossé – probablement pourquoi il ne le rasait jamais. Il s'appelait Keir. Keir Asgall Gregory Walrick Goyle. Une longue lignée de Sangs Purs directement injectés dans un alignement de prénoms lourds, lourds, mais lourds... C'était tout ce poids sur lui. Il était le plus jeune de sa famille, le petit dernier qui n'hériterait de rien, parce qu'il avait déçu. Pas assez doué dans les études, pas assez grand, pas assez fort, pas assez rapide sur un balais et pas assez à l'aise avec les jolies filles de la haute. Malgré tout, il avait fini par en épouser une. Il avait réussi à devenir cet homme froid et strict qu'on avait attendu de lui toute sa vie durant. Mais ce poids... tout ce poids sur lui... Ses yeux gris étaient sans cesse écrasés par des sourcils froncés dans la tourmente. Et Mère n'aidait pas – elle n'a jamais aidé. Elle était l'impasse glacée de tout bonheur conjugal. Mère était de meilleure composition que lui, aux dîners, aux événements du Ministère. Elle ne cessait de lui rabâcher son poste minable. Adjoint, avait-on déjà vu un Goyle adjoint ? Les Goyle devaient être des directeurs. Et les épaules larges de Keir Asgall Gregory Walrick Goyle s'affaissaient sous le poids des reproches de sa femme bien-aimée. L'écho chantant de son enfance enterrée. Tout lui rappelait l'échec, tout était si lourd...
Le douze février 1969, Père se suicida. Un simple avada kedavra dirigé vers lui-même. Je vis Mère défracter le corps, bleuir la peau morte, frapper sans s'arrêter les membres immobiles, fracassant les os sans vie. Camoufler le décès. « Regarde bien, Arabella. », me lança-t-elle en me repérant, à demi-cachée derrière la porte du bureau où Père triait ses dossiers. « C'est comme cela que l'on préserve l'honneur. » Car un Goyle ne se suicide pas.
Le douze février 1969, on annonça le meurtre crapuleux de Keir Asgall Gregory Walrick Goyle, sous les coups odieux d'un voleur en fuite. Mère pleura dans un mouchoir en tissus brodé des initiales de feu son mari. Et je me souviens bien – je m'en souviens –, je ne peux chasser cette image de mon esprit – encore et encore, toujours dans un coin de ma mémoire – : mon dos meurtri des coups qu'il m'avait donné la veille. Comme un ultime cadeau d'adieu.
Tout était si lourd, sur lui. Si lourd.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]I FEEL LIKE A SUBSTITUTE, SITTIN PRETTY IN MY PRIME. Monsieur Marbury est un employé du Ministère. L'ancien directeur de département du regretté Adjoint Goyle. Quand ce dernier était en vie, lui, sa femme et sa fille allaient assez régulièrement chez la famille Marbury. L'ambiance était bon enfant, les invités parfois nombreux, parfois moins ; mais toujours l'Adjoint Goyle, devenu Keir au fil des années de collaboration, toujours Keir et sa famille avaient des places d'honneur près des hôtes. Ils devinrent vite de grands amis. Ils étaient tellement différents des autres adultes qu'Arabella avait l'habitude de voir. Ils étaient tellement plus... doux. Attentifs. Aimants. Ils avaient une fille, Philomena, du même âge qu'elle. À chaque repas, c'était la petite princesse. Parce qu'elle changeait de tête tout le temps. « Métamorphomage », c'était le mot qui circulait autour de la table. Arabella était intimidée. Elle avait envie de demander à cette fille si elle pouvait toucher son nez, ses cheveux, ses oreilles, pendant que tout changeait comme de la pâte à modeler. Comme une poupée protéiforme. Mais jamais Arabella n'osa adresser la parole à celle qui attirait toutes les curiosités de l'assemblée. Elle préférait rester dans son coin, à écouter les grandes personnes remplir le silence avec des mots qu'elle ne comprenait pas.
On aurait pu croire qu'après l'assassinat de Keir, Monsieur Marbury arrêterait d'inviter sa famille à dîner. Mais non. La veuve Goyle et son orpheline de fille purent compter sur leur bienveillance, leur accueil, leur soutien indéfectible. Les larmes se remplacèrent par des sourires, au fil des années, dans les yeux de la veuve. L'envie remplaça l'admiration dans ceux de l'orpheline. Philomena. Une métamorphomage, une fille heureuse, avec des parents qui l'aimaient. Elle, elle devait pas avoir de bleus dans le dos en guise de cadeau d'anniversaire, elle devait avoir des emballages dorés à Noël et quand elle faisait des cauchemars, elle devait pouvoir se glisser dans le lit de ses parents. Peut-être même que sa mère lui caressait les cheveux. Arabella eu vite la bouche tordue à cette idée. Tout cet amour. Tout ce bonheur. Elle serrait sa serviette sous la table, fort, elle en espérant que ce soit le cou de ces imbéciles de gens heureux qui se pliait sous ses doigts. Fais un vœu à l'étoile filante. Et la famille Marbury finit par se briser, comme les os de sa matrone. « Arabella, il est important que tu sâches ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons. » Nous, nous, nous ; elle voulait dire elle toute seule, vraiment rien qu'elle. « Monsieur Marbury est quelqu'un de très intéressant pour nous. » Nous, nous nous ; pas toi Arabella, eux, toi tu n'es qu'un dégât collatéral à qui ils prennent à peine le temps de rendre des comptes. « C'est pourquoi je vais continuer à le fréquenter. Si tout se déroule comme prévu, nous emménageront ensemble dans moins de cinq ans. » Moins de cinq ans. À quatorze ans, elle avait un sursis : cinq ans pour profiter de la liberté d'être sa propre famille. Cinq ans avant de devoir jouer la comédie en seconde peau crasseuse. « Tu comprends ce que ça veut dire ? » Oh oui, elle comprenait. Ça voulait dire que Philomena n'avait pas fini d'être la plus regardée.

[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]GOT A FIGURE LIKE A PIN-UP, GOT A FIGURE LIKE A DOLL. « Alors Bella, c'est vrai que t'es la sœur de la bouffonne ? » Arabella leva les yeux au ciel. Déjà, elle détestait qu'on l'appelle Bella, c'était un surnom ridicule et un raccourci moche. On écorche pas les syllabes d'un prénom aussi beau que le sien. Et puis surtout, les piques sur son emménagement récent avec Malbury et sa gosse – de dix-neuf ans – commençaient à être franchement lourds. C'était déjà la sixième remarque de la semaine. Et on n'en était qu'à mardi. « Ferme-la, le Castor. Au moins moi je partage juste la maison du bouffon, je le retrouve pas à chaque fois que je regarde un miroir. » Shanti se posa sur son épaule, faisant siffler sa voix à son oreille. Tu crois qu'il a essayé de se replacer les dents au marteau ? Parce qu'il est clairement pas assez évolué pour réussir à inventer un sortilège pour ça. Arabella leva les yeux au ciel en coinçant un rire dans sa gorge. Pas mal, pas mal. Elle n'accorda aucune autre réponse à son patronus qu'un regard en coin (entendu, elle n'en doutait pas) et reporta son attention sur son petit camarade aux dents trop longues – dans tous les sens du terme. « Puis t'en fais pas pour moi, même avec Concon père et fille dans le coin, je risque pas de changer. » Elle ne risquait pas de changer, et quand elle regardait dans un miroir elle ne voyait pas de bouffonne. Il ne manquait plus qu'elle affirme avoir une relation excessivement saine et aimante avec ses parents pour que l'ironie de ces phrases soit complète. « Ouais, t'es un cas désespéré ma Bella ! », renchérit le pote de Castor. « Hilarant », répliqua Arabella avec un grand sourire, repoussant délicatement le bras qui avait tenté de passer derrière ses épaules. Il se prenait pour qui Carotte ? Les roux avaient eu leur charme en juin, certes, et on ne pouvait nier qu'ils s'étaient bien amusés, tous les deux. Mais fallait savoir passer à autre chose. Elle y arrivait très bien, elle. Elle n'y pouvait rien d'ailleurs, si on ne se baignait jamais deux fois dans le même fleuve. Si le fleuve change pas, autant aller voir ailleurs. « Bon, on se voit ce soir les garçons ! » Vendredi soir, petite soirée entre amis autour de bièraubeure et autres whisky pur feu – Arabella était plutôt du côté whisky de la balance –, aussi appelée les joies d'être enfin majeur. Tu vas sérieusement y aller ? demanda Shanti, incrédule devant cette étrange idée de sociabilisation avec de tels attardés. Arabella haussa les épaules. « Pourquoi pas ? J'ai envie de me détendre. » Shanti laissa échapper un petit sifflement que la demoiselle su parfaitement interpréter : un désaccord profond au mépris latent. Elle n'avait pas tort, c'était pathétique, ce besoin de relaxation et son passage misérable par l'entourage et l'alcool fort. Mais le pathétique était un bon vieux sac croco à la mode.

Le machaon blanc papillonne autour d'une jeune femme endormie. Elle rêve. Dans ses bras il y a une fille arc-en-ciel qui croit au bien et qui croit en elle. Et elle, elle se sent heureuse et complète car elle n'est plus seule. Elle est la pièce d'un puzzle et si elle porte en elle-même une image laide, peu importe, car l'ensemble est beau. Elle rêve. Dans sa main il y a des fleurs et une abeille et des lettres aux cachets dorés. Cela sent bon le parfum de rose et la réussite, la récompense, la fin des longues attentes en bout de table, que quelqu'un s'intéresse enfin à elle. Les roses ont des épines qui ne piquent pas ses mains sans défaut. Elle rêve. Les visages sont doux qu'elle caresse du bout des doigts, elle sent la vie battre sous la peau et elle sait qu'elle est libre. Elle court sous le soleil en tenant l'Amour par la main. Elle est légère, légère, mais légère... Le machaon blanc se pose sur l'oreiller. Il aura disparu dès le lever du jour.