Maya,

quand tu liras cette lettre, ne crois pas que c’est de ta faute.

Tu n’as rien fait de mal, rien dit qui aurait pu me blesser. Je te connais, je sais que tu vas tout de même culpabiliser. Tu vas chercher à comprendre, alors que tu n’as jamais vraiment saisi que je n’y arrivais pas moi-même.

Tu es meilleure que moi. C’est la vérité crue, celle qui est dure à supporter. Quand ma chambre est dans un bordel incroyable, la tienne est soigneusement rangée. Quand je dépense à tort et à travers, tu fais des économies. Quand je suis spontanée, trop directe, tu pèses soigneusement tes mots et réponds en souriant. Ce que j’échoue, tu le réussis. Ce que je réussis avec fierté, tu le fais encore mieux.

J’ai souvent eu l’impression que je n’avais pas ma place dans cette famille. Vous êtes tous semblables, au fond. Ordonnés, raisonnables, polis. Vous suivez votre petite vie bien rangée, ne vous posant des questions que lorsque j’en déroge. Et j’en déroge souvent, parce que ça me tue de faire toujours les mêmes actions, ça me dérange de vous entendre râler contre l’existence des autres comme des vieilles pies (sérieusement, on s’en fout si la voisine décide de suspendre ses sous-vêtements à son balcon! ) et ça me démange de vous botter le derrière à chaque fois que je vous voir répéter les mêmes actions routinières.

Mais il paraît que c’est moi, l’anormale. Le mouton noir. Celle qui devrait rentrer dans le moule mais n’y arrive pas. J’ai fais des efforts, crois-moi. J’ai tout fait pour te ressembler, m’attirer des commentaires différents de « tu devrais faire comme Maya… ». Sauf que ce n’était pas assez et ce ne le sera probablement jamais.

Je suis désolée, vraiment. Explique aux parents que c’était trop, que je n’arrivais plus à supporter toute cette pression. Tu le feras mieux que moi, de toute façon.

Et dis-leur que j’ai échoué : je ne serai pas cette fille dont ils ont toujours rêvé.

Ta sœur, Madée.

Le parchemin froissé glissa sur l’oreiller où il avait été précédemment posé. Maya se leva d’un bond, se précipitant dans la chambre de sa jeune sœur. Au milieu du désordre, des fioles vides étaient parfaitement visibles mais aucune trace de celle qui lui avait écrit une lettre si alarmante. Elle referma la porte à la hâte et se précipita au rez-de-chaussée, imaginant les pires scénarios mais personne n’était allongé sur le parquet soigneusement ciré. Ni dans les autres pièces ou dans le jardin embaumant beaucoup trop les roses.

Elle était soulagée, croyant qu’elle avait fait erreur, qu’elle avait mal interprété. Jusqu’à ce qu’elle se souvienne de la passion de sa sœur pour le sport, de son amour pour tout ce qui était physique. Elle se précipita vers la piscine, apeurée.

Au centre de l’étendue d’eau, Madée était déjà en train de couler.


Journal de Madée - 08/12

Il y a ceux qui réussissent, qui brillent dans tous les domaines. Vous savez, cette fille qui remet toujours ses devoirs au bon moment, qui performe comme une déesse dans tout ce qu’elle entreprend et qui ne rechigne pas lorsqu’on lui demande de l’aide, parce qu’elle est extrêmement charitable et vaillante?

Ce n’est pas moi, mais c’est probablement ma sœur.

Je me nomme Amadéa, j’ai dix-sept ans. Le psychologue veut que j’écrive ce journal comme si je m’adressais à quelqu’un, soi-disant pour extérioriser mes sentiments. Si ça peut aider, pourquoi pas, mais je ne crois pas qu’écrire puisse changer quoi que ce soit à ma façon de percevoir les choses.

Ils ont tous eu peur après ma tentative de suicide, je le sais. J’aurais dû culpabiliser, m’en vouloir pour ce que j’ai fais, promettre de ne plus recommencer. Mais en toute honnêteté, à chaque fois que je repense à cette épisode, je ne réussi à ressentir qu’une immense fierté. Pour une fois dans ma vie, j’ai tenu parole, je suis allé jusqu’au bout de ce que j’avais commencé. Parce que c’est un de mes plus gros défauts, vous savez? J’ai beaucoup de projets, des tonnes de rêves. J’aimerais vivre cent fois – quelle ironie, en songeant au fait que je voudrais aussi mourir – et mener des centaines d’existences différentes. Je voudrais découvrir le monde, faire la fête jusqu’au bout de la nuit, boire à en perdre la raison, être débauchée. J’aimerais aussi mener une existence tranquille, avoir des enfants, un chien, un boursouflet. Être prof, artiste, photographe, écrivaine, combattante, joueuse professionnelle…Trop de rêves et pas assez de temps. Parfois il faut choisir et choisir, je n’y arrive pas. En final, je n’avance pas, je ne fais que stagner dans mon imagination sans accomplir quoi que ce soit. Et ça me tue.

Il y a aussi ma sœur, Maya. Parfaite. Mes parents sont merveilleux. ? Généreux, aimables, à l’écoute. Je n’ai rien à leur reprocher, ils font de leur mieux. Mais ils ne peuvent pas comprendre que tout ça, c’est plus fort que moi. Je n’ai pas le contrôle sur mes émotions qui jouent aux montagnes russes, tout comme ce n’est pas de ma faute si je ne suis pas comme leur autre fille. J’ai essayé d’être aussi organisée qu’elle, d’être à l’écoute, de ne pas m’isoler quand il y a des invités – j’ai l’impression d’étouffer quand les gens sont trop nombreux – et de ne pas être aussi souvent aux prises avec des idées moroses. Sauf que c’est trop difficile, au-delà de mes limites. Et que tous mes efforts se soldent irrémédiablement par un échec ne fait que renforcer mon idée qu’il y a quelque chose qui cloche, chez moi, et que je ne serai jamais à la hauteur.

La psychomage fronça les sourcils en lisant la dernière page du journal, relevant les yeux pour observer sa cliente. Assise sur le siège de velours, le dos droit, Amadéa la fixait d’un air candide, espérant probablement la solution miracle. Physiquement, l’adolescente ne démontrait aucun signe qui aurait pu démontrer la détresse des propos qu’elle tenait dans ses écrits. Normale, souriante. Elle respirait presque la joie de vivre avec son sourire gêné et son regard brillant d’intelligence. Et pourtant…

« Vous dîtes que vous étouffez quand il y a trop de gens… commenta la professionnelle, bien décidée à aider cette gamine. Pourriez-vous préciser votre pensée? »

L’étudiante se mordit les lèvres, hésitant quelques secondes. Haussant les épaules, elle répondit finalement d’un ton assuré :

« Je ne suis pas agoraphobe. C’est juste que… J’aime bien être seule, ou seulement accompagnée de quelques proches. Les groupes m’intimident, je m’y sens  de trop.  »

« Cette impression semble souvent présente dans toutes les sphères de votre vie » nota gentiment la femme, tandis que son interlocutrice se crispait.

« J’ai toujours la sensation que je devrais faire plus, que je ne suis pas assez parfaite, que tous les autres font mieux que moi. Vous imaginez ce que ça fait, de ressentir ça au quotidien? »

Non, elle ne l’imaginait pas et si elle n’avait pas lu le journal de sa cliente, elle n’aurait probablement jamais cru ses propos. Rien chez Amadéa ne démontrait sa façon de penser si ce n’est de ses écrits. Lorsqu’elle se leva pour partir, à la fin de leur entretient, la psychomage l’observa plus attentivement. La blonde marchait avec assurance, sifflotant tandis qu’elle passait le cadre de la porte. Elle salua sa secrétaire d’un large sourire avant de poursuivre sa route, renversant une plante en pot au passage. L’adulte retînt un rire en la voyant se confondre en excuses et tenter maladroitement de rempoter le végétal. Son stagiaire vînt l’aider et l’adolescente sembla lui lancer quelques blagues, puisque des exclamations amusées fusèrent. Naturelle, douce. À des lieux de ce que ses textes démontraient. Alors, où se trouvait la vraie Amadéa?


Elle avait glissé un bras réconfortant autour des épaules de son amie, lui tendant un mouchoir d’une main. La rousse qui pleurait à chaudes larmes se moucha bruyamment avant de recommencer à sangloter, prise de hoquets.

« Il reviendra Anna, il t’aime beaucoup trop », lui assura l’Italienne d’une voix douce. Sa copine renifla, les épaules agitées de soubresauts.

« Et s’il ne le fait pas? »

Un sourire étira les lèvres d’Amadéa et ses pupilles étincelèrent de malice :

« S’il ne le fait pas, j’irai personnellement lui casser la gueule. »

Et elle le ferait, elle n’avait qu’une parole. Le résultat de son coup de poing risquait simplement de ne pas être très mémorable et de se solder par une vilaine douleur aux jointures. Son amie sourit à son tour, essuyant les billes qui coulaient sur ses joues de la manche de son uniforme.

« Tout semble si facile pour toi, Madée. On dirait que le malheur ne t’atteint jamais. »

La principale intéressée haussa les épaules, sans se départir de son sourire :

« C’est plus simple d’être heureux que de s’apitoyer, tu ne trouves pas ? »

Convaincante. Son interlocutrice approuva son affirmation et la soirée fila sans que rien ne soit remis en question – outre ses goûts pitoyables en matière de petit-ami. Mais si Anna avait été plus attentive, elle aurait peut-être remarqué qu’au moment de répondre, les épaules de l’Italienne s’étaient voûtées et qu’elle avait commencé à taper nerveusement du pied sur le sol.


Le vent fouettait sa figure et elle resserra sa prise sur son balai avant d’entamer un virage serré. Elle se sentait vivante, à sa place. Dans les airs, rien ne pouvait l’atteindre. Il n’y avait qu’elle et les différentes techniques de vol, que cette agréable sensation au creux de son ventre et cette impression d’être au-dessus de tout.

L’adulte entama une descente en piqué avant de redresser brusquement le manche, souriant sous l’effet de l’adrénaline. Elle adorait venir s’entraîner lorsqu’il n’y avait personne, totalement libre de tenter les manœuvres de son choix. Là-haut, elle ne songeait à rien d’autre que ses stratégies de jeu. Elle avait choisi d’étudier dans le domaine du sport au début pour une raison bien précise : réussir une activité que sa sœur ne pratiquait pas. Mais rapidement, la passion l’avait emporté sur le reste et désormais, le vol lui apportait une sérénité qu’elle ne trouvait pas ailleurs.

Elle fît une nouvelle figure plutôt risquée, redescendant ensuite fièrement vers le sol. Son entraînement avait été fructueux et elle était fière d’elle lorsqu’elle posa le pied par terre : elle était douée, Maya n’était pas la seule à réussir ce qu’elle faisait. Elle aussi excellait dans son domaine!

C’est ce dont elle essayait de se convaincre tandis qu’elle se dirigeait vers les vestiaires, mais son sourire vacilla lorsqu’elle aperçut sa sœur au loin qui bondissait vers elle d’un air enthousiaste. Elle tenta de paraître joyeuse, pressentant déjà ce qui allait venir :

« Madée, regarde! » s’exclama son aînée, agitant devant son nez le dernier balai qui venait d’apparaître sur le marché.

Non. Pas ça.  Les traits de l’Italienne faillirent s’affaisser tandis qu’elle imaginait le pire, mais elle parvînt à garder contenance.

« Oh. Tu as décidé de venir t’entraîner avec moi? »

La délicate brune secoua la tête dans un signe de négation, sans remarquer le trouble de sa cadette, tout à sa joie de lui apprendre la bonne nouvelle.

« Je te l’ai caché pour te faire la surprise, mais je m’entraîne déjà depuis quelques mois. J’ai commencé cet été, lorsque tu allais travailler. Au début je voulais simplement être en mesure de voler pour faire une activité avec toi mais j’y ai pris goût et tu ne devineras jamais! babilla la jeune femme, les yeux brillants. J’ai passé les auditions ce matin, j’ai été prise dans l’équipe moi aussi! »

L’équipe qu’elle adorait. L’équipe qui lui permettait d’être elle-même, d’oublier qu’elle n’était que la seconde, l’imparfaite. L’équipe qui lui donnait l’impression qu’elle aussi était douée dans quelque chose. L’équipe dans laquelle sa sœur ne jouait pas, avant aujourd’hui.

Le sourire d’Amadéa s’élargit :

« C’est génial! »

C’était un véritable cauchemar.