Vous l'imagineriez brûlant les fourmilières ou coupant les oreilles du chien des voisins, le garçon Lestrange. Mais le voilà, cheveux lustrés, chemise repassée, devant le piano à queue du salon. Ses doigts courent sur les touches, ses yeux dérivent de la partition pour s'enlever dans la vague de ses pensées, et son cœur grandit devant ce qu'il écoute comme son propre talent. Rien de tel pour l'enfant au grand nom que de se faire le sien, pierre par pierre. Grand nom, grande destinée, non ? Ici, tout est grand. Les lieux qui l'ont vu naître sont autant de murs centenaires qui paraissent s'élancer jusques aux nuages. Les notes du piano résonnent haut, et il entend dans la cour quelques exclamations étouffées – les enfants de la famille, reconnaît-il. Drôle d'interprétation, quand ceux-là ont le même âge que lui. Les vitres immenses laissent passer les rayons estivaux, qui agressent sa rétine lorsqu'il jette un regard par-delà les croisées. Il humecte ses lèvres, quitte le banc au revêtement de velours, se poste devant les fenêtres. Cheveux lustrés, chemise repassée, le garçon Lestrange paraît porter un costume trop grand pour ses jeunes traits, et sur sa mâchoire encore fine, encore androgyne, se dessine une ombre fugitive alors que ses dents se serrent devant l'insouciance qui s'ébat à l'ombre des arbres du domaine. Les enfants de la famille, venus à l'occasion d'une réunion de vacances, ce sont des enfants de son âge.
Le garçon aux cheveux lustrés et à la chemise repassée se détourne de la scène régressive ; aujourd'hui, il a onze ans.






Onze ans ou quatorze, peu de choses ont changé. Sa mâchoire s'est forgée. Son caractère confirmé. À Poudlard, on sait qu'il n'est pas élève à ennuyer ; quelques rumeurs courent, c'est vrai. Mais il passe encore sa main dans sa coiffure impeccable, époussette  toujours quelque poussière imaginaire sur sa manche immaculée. C'est l'été, de nouveau. Seulement face à la fenêtre, c'est une autre scène qui se dessine : son père, et à son côté, une jeune fille blonde. Il ne distingue pas leurs traits d'ici, mais ses lèvres se retroussent alors qu'une authentique nausée le gagne devant la vision qui paraît pourtant banale. Il faut le dire, le garçon Lestrange n'a jamais eu grande affection pour les blondes de la famille. Sa mère, elle, est brune comme lui. Elle est belle, elle est digne, elle est parfaite. Mais cette tache blonde qu'il regarde derrière la vitre, elle lui rappelle le membre défectueux, potentiellement infectieux, de la famille : sa cousine. Pauvre Haël, songe-t-il. Fallait-il qu'on lui impose le quotidien des grandeurs qu'elle ne connaîtrait jamais ? Il avait toujours un regard désapprobateur pour ses géniteurs : combien fallait-il cumuler d'échecs pour terminer avec semblable résultat ?
Mais aujourd'hui, c'est son propre père qu'il regarde avec la même désapprobation – et la tache blonde, ce n'est pas Haël. Combien n'aurait-il donné, cette fois, pour qu'il s'agisse de sa cousine ? Là devant, ce n'est rien de moins que la fille de son père. Il la regarde, forme lointaine, et il jurerait qu'autour d'elle les arbres s'affadissent aux relents de son sang impur.

Une présence vient se glisser à son côté, à l'ombre des tentures purpurines et blanches. Elle passe un bras autour des épaules du garçon, dépose un baiser sur ses cheveux. Dans le regard de désapprobation convenue brille un furtif éclat électrique, un condensé de haine pure à l'encontre du père, avant qu'il ne s'épargne la vision en fermant ses paupières. Il laisse aller sa tête contre sa mère. L'éclair de haine laisse place à un sentiment tout différent – tout inconnu. Il est désolé, mère, que père vous impose les résultats de ses vieilles inconséquences. Sans plus un regard pour sa demi-sœur, il formule à sa mère la promesse silencieuse que jamais plus il ne laisserait quiconque la placer dans une situation indigne d'elle.






L'été est étouffant, cette année. Le retour à Poudlard approche lentement, mais l'automne semble répugner à se confronter aux airs stagnants de cette fin de juillet. La cour est plongée dans la nuit, et tous les lustres du salon sont illuminés. Dans la vitre, le garçon Lestrange voit son propre reflet. Il a eu vingt-deux ans, et les manches de sa chemise blanche sont retroussées. Il parcoure des yeux ses épaules, son torse, s'arrête sur l'avant-bras découvert. Là, il dessine pensivement la marque reconnaissable entre toutes, détourne le regard, y revient. Relève les yeux pour croiser ceux de son image. L'ambition innommable déclenche une excitation à peine couverte – il n'a plus d'autre hâte que d'exécuter son rôle : protéger la pureté des siens. Derrière lui, le reflet renvoie sa mère qui, installée dans un large fauteuil, lit le journal. Une curieuse impulsion lui dicte de la prendre dans ses bras – il se détourne immédiatement du reflet, quitte les grandes fenêtres du salon.
Lorsqu'il passe devant son père, également occupé par quelque lecture, il ne lui accorde pas un regard. Sa main, dans la poche de son pantalon de lin, joue avec sa baguette alors qu'il quitte la grande pièce au piano.

Il est encore jeune, le garçon Lestrange. Mais il n'est plus un enfant. Son avenir est à l’œuvre et lui, l'architecte ou quelque chose qui s'en rapproche, se sent dorénavant de délier son génie. Assez des jeux cruels à l'encontre de ses proches, il se sent à l'étroit sur ce plateau-là.

Il est encore jeune, le garçon Lestrange, mais le voilà qui veut jouer dans la cour des grands. Il souffle les chandelles sur son passage, accélère le pas dans les interminables couloirs tapissés. Il a bien appris, l'élève prodige, le garçon impeccable, l'esprit brillant ou celui qui croit l'être. Il ne sait pas encore que là-bas, dans cette cour convoitée, il pourrait bien tomber nez à nez avec d'anciens partenaires de jeu – certains qu'il croyait avoir terminés pour de bon.