Avril 1972.

Alors que le monde est encore endormi, une petite tête brune se hisse en haut d’un fauteuil, dans l’idée d’escalader la fenêtre pour rejoindre l’extérieur. Sa mère lui a pourtant cent fois répété d’emprunter la porte d’entrée, mais c’est une adulte et elle ne comprend pas à quel point cela peut être ennuyant, de suivre un chemin déjà tracé d’avance. Une fois dehors, elle court le plus loin possible, ayant peur que ses parents ne se réveillent et lui demandent de rentrer. Dans la précipitation, ses petits pieds se prennent dans les herbes hautes et elle tombe face contre terre, nez à nez avec un bec d’oiseau. Ses yeux rencontrent ceux de l’animal et elle prend peur. S’empressant de se lever, elle secoue ses vêtements et prend le cap vers la chambre parentale, beuglant tellement fort qu’elle aurait certainement réveillé toutes les maisons environnantes s’ils n’habitaient pas dans le coin le plus paumé de la périphérie londonienne. La fillette saisit alors le bras de sa mère afin de la secouer. « Maman, maman, maman ! Il y a un oiseau dehors j’te promets ! C’est un monstre il est venu nous manger, il va commencer par moi parce que je suis la plus petite tu vois, du coup ça ira vite mais après ce sera ton tour ! Maman aller debout t’as pas envie qu’il me mange si ? Si ? » Celle-ci marmonne quelques mots incompréhensibles avant de se retourner, mais quelqu’un d’autre l’a entendu. « Amanda, cesse donc tes sottises, personne ne va venir te manger, ton cinéma est ridicule. » La petite se tourne vers son père, Alistair Fawkes, un des mangemorts les plus dévoué au seigneur des ténèbres, bien qu’elle l’ignore encore. Celui-ci tient une liasse de papiers d’une main et une chose étrange de l’autre. Amanda plisse les yeux et s’aperçoit qu’il s’agit de l’oiseau dont elle avait croisé le regard quelques minutes plus tôt, toutefois ce qu’elle n’avait pas remarqué, c’était son aile gauche imbibée de sang. Inquiète, elle s’approche de l’animal et remarque qu’il respire encore. « On peut l’aider, hein père, on peut l’aider ? S’il vous plait. » Il soupire et lui empoigne le bras, la traînant à l’extérieur, puis pose la bête au sol. Sortant sa baguette d’une de ses poches, il cherche le regard de sa fille, qui tente tant bien que mal de l’éviter. Il finit par y arriver, comme d’habitude : il gagne toujours, et reprend la parole. « Tu vois, ma chérie, tu as pris cette fâcheuse habitude de vouloir aider ton prochain, sans te poser aucune question. Cela vient de ta mère sans doute, elle n’a jamais su te donner l’éducation dont tu as réellement besoin. Mais laisse moi t’apprendre quelque chose, car cela me plairait de savoir que mes efforts n’ont pas été vains et que tu as peut-être tiré quelque chose d’utile de nos enseignements. » Il lève le menton vers l’oiseau, un air de dédain sur le visage, Amanda n’a aucune idée de là où il veut en venir, mais celui-ci poursuit sa petite tirade. « Où est-ce que tout cela va t’amener? Il va falloir que tu comprennes que le monde ne repose pas sur la gentillesse, et que nous nous devons de faire le nécessaire afin de préserver ce que nous avons tant peiné à construire. Chaque personne, chaque chose, à qui tu viens en aide t’éloigne de ce que tu es réellement ainsi que des convictions que je m’efforce de te transmettre. » Il pointe alors sa baguette vers l’animal, et elle comprend que ce qui va suivre n’aura rien de charmant. Amanda ferme les yeux mais il la réprimande, insistant pour qu’elle ne manque pas une seconde du spectacle qui va suivre, elle obéit et, avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit, le pauvre oiseau, encore au sol, se nimbe d’un halo vert atroce. C’est la première fois qu’elle voit une telle chose, et, trop absorbée par la souffrance de l’animal, elle n’a pas entendu son père prononcer les deux mots nécessaires au sortilège. Prenant l’oiseau dans ses mains, elle remarque qu’il ne montre plus aucun signes de vie, et osant enfin regarder l’homme à côté d’elle, elle remarque le rictus se dessinant sur son visage, tout cela le rend heureux, cela lui fait même du bien. Cet oiseau ne présentait strictement aucune menace, mais ça il s’en fiche bien, il a eu ce qu’il voulait et sa fille retourne à l’intérieur, les larmes aux yeux.

Si seulement il avait su se contenter d’animaux. Elle était encore allongée sur le lit quand ils l’ont trouvée, on aurait presque eu l’impression qu’elle était simplement endormie. Son père mit plusieurs jours avant d’accepter de lui expliquer les causes du décès. Amanda pensa qu’il voulait juste éviter à une jeune adolescente d’avoir à pense à ce genre de choses, mais maintenant elle savait : c’était juste le temps qu’il lui avait fallu pour mettre sur pieds une histoire qui tienne à peu près la route, afin que personne ne le soupçonne lui. Il lui avait raconté que ce qu’il avait tenté de faire passer comme une très mauvaise grippe auprès de sa fille était en réalité une profonde dépression, et qu’elle avait finit par se donner la mort. Elle y avait cru, bien sûr, avant de réaliser que pour quelqu’un qui venait de perdre sa femme, il n’avait pas l’air si dévasté que ça, tout ça l’arrangeait d’ailleurs beaucoup trop pour que son histoire soit la vérité. C’est simple, vous n’avez qu’à faire le calcul vous-même : un mangemort parano – sa femme aux idées politiques radicalement opposées et qui menaçait de le ralentir = un Alistair Fawkes heureux. Le jour de l’enterrement, elle n’adressa presque pas la parole à son père, ni à personne d’autre d’ailleurs. La plupart des gens venus pleurer sa mère était des mangemorts aussi de toute façon, et sa disparition les enchantaient plus qu’autre chose. En rentrant ce soir là, elle décida que s’en était fini de la petite fille qui ne disait rien, qui restait cachée dans l’ombre de son père, toujours à la recherche de son approbation. Amanda avait finit de faire semblant, elle troqua ses sourires timides pour des piques aiguisées, arrêta d’obéir aveuglément à ses ordres, de croire tout ce qu’il disait comme s’il était une sorte de dieu, et dit même adieu à son propre prénom. Skylar était née.

Elle saisit une petite branche du sapin avant de commencer à en arracher les épines. « Je te hais : un peu, beaucoup, assez pour t’arracher le cœur et le pendre au sapin, pas du tout. » C’était loin d’être le premier noël que Skylar passait seule avec son père, mais il s’agissait très certainement de celui où elle avait eu le plus de mal à garder son sang froid. Les plaies sur ses paumes, causées par ses propres ongles qu’elle enfonçait constamment, chaque fois que son regard se posait sur son père. De plus, cela faisait maintenant deux jours qu’ils avaient discuté en face à face de son « avenir », autrement dit, parlé de son intégration dans les affaires des mangemorts.

Une semaine plus tôt.

Skylar était assise en tailleur sur son tapis, attirée par la chaleur émanant du poêle. Ses manuels sur les genoux et une fiole à la main, elle tentait de concocter une nouvelle potion, sur laquelle le professeur en charge du club de potion lui avait conseillé de s’entraîner. C’était la première fois qu’elle voulait apprendre quelque chose parce que ça l’intéressait, et non parce que quelqu’un le lui avait demandé. Alors qu’elle s’apprêtait à verser le dernier ingrédient et ainsi accéder au grand moment de vérité, trois petits coups secs l’avertirent que quelqu’un se tenait derrière la porte. Skylar avait à peu prêt autant envie de parler avec le padre que d’avaler un sac de vers, non pas qu’elle ait déjà essayé. « Amanda, ouvre s’il-te-plait, nous devons parler de quelque chose de capital. » Elle lève les yeux au ciel et se lève, se demandant s’il finirait un jour par capter qu’elle haïssait ce nom, tout comme elle le détestait lui. « Tu veux quoi ? » Depuis la mort de sa mère, elle s’était juré de ne plus jamais lui montrer la moindre marque de respect, et puis qui vouvoyait ses parents de toute façon, c’était une idée totalement ridicule qui avait eu pour seul but de lui faire se sentir mal à l’aise face au grand, au fameux Alistair, foutaises. « Il est impératif que nous discutions de ta position vis-à-vis du conflit que connaît actuellement notre monde, tu connais mon opinion sur la question il me semble, mais on m’a rapporté que la tienne… différait un peu. Il me paraît difficile de te forcer à changer d’avis, mais il faut que tu saches que les autres et moi-même n’agissons pas sans raison, tu comprends ? » Le peu de sérieux que la jeune femme avait alors réussi à conserver s’envole alors et elle éclate de rire, son père, une des personnes pourtant censée la connaître mieux que personne, était assez fou pour penser qu’elle pourrait un jour partager ses idéaux. « Ce que tu fais ? Vous butez des gens à longueur de journée, sans vous poser la moindre question ni leur laisser un tant soit peu de dignité, puis vous rentrez chez vous et continuez à vivre sans aucuns remords. On ne parle pas d’un groupe d’échecs, vous tuez des gens parce qu’ils ne sont pas d’accord avec vous, ou pire, à cause du statut de leur sang. On pourrait penser qu’après plus de 16 ans de cohabitation tu aurais finit par capter que ce genre de choses, ça me botte pas vraiment, mais non, tu restes là à espérer que je change miraculeusement d’avis, comme tu le faisais avec maman. » Ses pieds commencent à s’agiter et elle a beau continuer à sourire, ce n’est qu’une façade, et est totalement terrorisée. Ce n’est pas la première fois qu’elle dénonce ses agissements, mais elle n’était jamais allée aussi loin et le fait d’être sa fille ne la protègerait certainement pas de quelconques représailles, d’autant plus qu’elle n’avait actuellement aucun moyens de se défendre. Constatant qu’il n’est plus vraiment possible de faire marche arrière, elle décide d’aller jusqu’au bout, quoi qu’il puisse lui faire ensuite. « C’est ça qu’il s’est passé avec elle hein ? Vous avez eu une "petite discussion" et il s’est avéré qu’elle ne te soutenait pas autant que tu l’espérais. Les semaines sont passées, puis les mois et puis tu as commencé à prendre peur, tu t’es dis que, après tout, vous n’étiez pas si proches que ça elle et toi, et puis tu ne lui faisais pas confiance, qu’est-ce qui l’empêchait de se retourner contre toi, de te tuer pendant ton sommeil, qui sait ? Alors tu as pris les devants, et tu l’as tué. Dans son état, personne ne s’est posé de question, ils s’attendaient tous à ce qu’elle finisse par franchir le pas de toute façon. » Des larmes commençaient désormais à voiler ses yeux, mais elle ne s’arrêtait pas pour autant, il fallait qu’elle lui balance tout, et maintenant, elle n’aurait sûrement plus d’autres occasions de toute façon. Skylar se doutait bien qu’il serait assez difficile pour elle de rester vivre ici après ça de toute façon. « C’est aussi ce que tu vas me faire ? Comme tu l’as fait avec elle, dans son sommeil, tu t’empresseras de dire à tout le monde que je suis partie doucement, en dormant, sans m’apercevoir de rien, ça donnera presque envie tiens, ou est-ce que tu seras un peu moins lâche et que tu oseras me regarder dans les yeux ? » Une larme coula sur son visage, d’ailleurs, sa voix commençait à trembler, et elle décida de mettre un terme à la discussion, n’ayant pas la moindre envie de pleurer devant lui. « Tu es un monstre, toi et tous ceux qui le soutiennent, le grand seigneur des ténèbres. Oh faites attention à ne surtout pas prononcer son nom, il pourrait se cacher derrière vous, qui sait peut-être même qu’il vous observe en permanence, peut-être qu’il dort dans votre armoire ? Tu me dégoûte. » Elle claque la porte avant qu’il puisse répliquer et se jette sur son lit, croisant les doigts pour qu’il ne vienne pas la tuer aujourd’hui.

Ayant entendu de nombreuses histoires sur des sorciers torturés jusqu'à en oublier leur propre nom, Skylar ne se faisait pas trop d'illusions quand aux capacités de son père à riposter. C'est pourquoi fuir lui semble la meilleure solution, pas seulement pour éviter la prochaine petite colère du grand Monsieur Fawkes, mais pour commencer à vivre comme elle l'entend. Elle se décide alors à laisser ce pauvre sapin tranquille et s’empresse d’aller faire son sac. Car si elle avait pour l’instant eu assez de chance pour ne pas avoir eu à faire face à des représailles, elle n’avait l’intention d’attendre jusqu’à ce qu’il se décide à venir. Sa destination n’était pas encore bien claire, mais à ses yeux tout valait mieux que de vivre avec ce monstre. Elle suppose d’ailleurs qu’il avertira immédiatement ses « confrères » de sa fugue, mais doute sérieusement qu’une ado de 17 ans face partie de leurs priorités. Enfonçant une dernière babiole dans un sac déjà rempli à bloc, elle réfléchit à où aller, en affirmant ses convictions politiques lors de ces derniers mois, elle a su se faire de nouveaux amis au sein de l’école et espère que l’un d’entre eux pourra la dépanner. Elle soupire avant de jeter son sac sur les épaules et de quitter cette chère baraque, symbole de toutes ces années passées dans l’ombre de son père, à trembler au moindre de ses gestes.