I. Le commencement d’un rêve débute là où meurent les anciens
Londres, Hyde Park, dix-huit ans« T’étais pas obligée de quitter Poudlard. – Ne rends pas les choses plus difficiles. » Une voix douce mais ferme, des murmures, une conversation qui s’étire dans l’aube du soir et une caresse avortée qui frôle la joue pâle, effleure les lèvres carmines, puis meure dans les convenances. Elle frissonna, replaçant son châle sur ses épaules dénudées. Une bise estivale caressait de sa froide neutralité ce qu’eux ne pouvaient se permettre. Distance raisonnable, trop, pour ceux qui avaient jadis été extrêmement proches. Psyché glissa sa main sur celle de son meilleur ami, dont les traits étaient tendus à l’extrême. Il se dégagea d’un geste brusque, fixant sur la serdaigle des prunelles assassines, où germait le feu de la colère.
« Plus rien ne sera pareil, cracha-t-il, sans se relever, comme pour lui laisser l’occasion de le contredire avec cet espoir un peu fou, insensé mais justifié, de la voir tout abandonner.
– Tu n’auras qu’à venir me visiter. Je suis certaine que Knight acceptera que tu…–Non. » Un ton ferme, décidé. La jeune femme secoua la tête, incapable de lui donner ce qu’il voulait, ni d’accepter la signification de cette conversation.
« Tu viendras? – À ton mariage? – J’aimerais que tu sois présent. – Peut-être. » Elle sourit de cet air triste qu’ont les amantes qui savent la dernière rencontre venue, qui savent que le
à demain habituel est teinté de cette acrimonie insupportable, de cet adieu muet qu’on ne dit qu’à mots couverts, comme si le dire à haute voix risquait de gâcher ce qui n’existait déjà pas. Il lui rendit son sourire avant de se lever, lui tendant la main pour l’aider à faire de même. Ils se regardèrent silencieusement, confrontant leurs opinions, leurs idéaux, leur déraison. Des deux, aucun vainqueur, que des perdants. Et de cette rencontre, la dernière, l’impression d’avoir perdu quelqu’un d’important.
II. L'ignorance est le sentiment qui rend le plus heureux.
Londres, Résidence de la famille, vingt-trois ans « Zadig, peux-tu… » Un soupir, un claquement sur le carrelage et un liquide orangé qui se répand sur le sol.
« …ne pas toucher à mes fioles, termina-t-elle, sans parvenir à réprimer un sourire amusé alors qu’elle se penchait lentement pour éloigner son fils du dégât monstrueusement coloré qui venait de parfumer son bureau d’une odeur ténue mais désagréable. Elle pointa sa baguette sur la flaque d’élixir euphorique, la faisant disparaître d’un simple sort de nettoyage. Bien décidé à l’empêcher de lire ses manuels, son garçon s’éloigna en trottinant sur un dragon-jouet, faisant un boucan d’enfer. Psyché leva les yeux au ciel, partiellement excédée, avant de jeter un coup d’œil sur la montre de poche qui était posée sur le bureau de cèdre. Dans deux heures, son mari rentrerait du travail, sauf si l’une de ses réunions se terminait encore tardivement. Au début de son mariage, elle avait appris à aimer ces moments de solitude imprévus, où elle pouvait en profiter pour vaguer à ses occupations. Mais ce soir, elle espérait qu’il ne rentrerait pas tard : la journée avait été harassante, Zadig s’étant donné comme objectif de jouer avec tous les objets magiques de leur demeure.
Elle se leva, le souffle court, posant une main au creux de son dos douloureux.
« Maman! Boubou! » La jeune femme se mordit la lèvre avant de se diriger d’un pas lent vers la cuisine, là où son fils trépignait devant un hibou grand duc. Elle détacha précautionneusement la missive, peu surprise d’y découvrir l’écriture de son mari qui lui annonçait qu’il allait arriver plus tard.
« Papa vient maman? – Plus tard mon chou. Il viendra te dire bonjour demain matin. » Soucieuse, elle adressa un sourire peu convaincu au gamin dont l’attention était désormais entièrement focalisée sur la chouette. Knight travaillait, rapportait de l’argent à la maison pour faire vivre leur famille. Elle aurait dû en être heureuse et profiter de cette vie parfaite de femme au foyer. Mais elle n’était pas comblée : elle avait compris dès la première année de mariage qu’elle n’était pas faite pour vivre enfermée, à suivre les normes de l’existence sans mener celle qu’elle voulait. Elle plia la lettre qu’elle déposa sur le comptoir avant de poser une main sur son ventre rond, distraite. Dans un mois, Zelda allait naître. Et si elle n’agissait pas, la femme risquait de n’être bientôt que la mère. Hors de question.
III. Les liens du sang sont parfois des tares plutôt qu'une fierté
Londres, Résidence de la famille, vingt-sept ans« Je ne veux pas de ton aide, pas de cette façon. » Et elle était décidée à avoir le dernier mot sur ce sujet. Son père lissa sa moustache d’un geste machinal qui camouflait mal son irritation, tout en replaçant dans sa poche le parchemin qu’il n’avait cessé d’agiter devant le nez de Psyché. Le port altier, la tête haute et les traits peints d’une ferme résolution, la jeune femme qui terminait cette année ses études de journalisme croisa les bras contre sa poitrine.
« Cette opportunité ne se représentera pas, Théa. Ce stage peut t’aider à gravir rapidement les échelons. –J’aurai ce stage. Mais par moi-même, pas parce que j’ai été pistonnée. – Bêtise. Tu as des enfants, pas de temps à perdre en…–En étant compétente? » Elle sourit doucement, tout en achevant de ranger les multiples dossiers sur lesquels elle travaillait. Les parchemins s’étendaient sur sa table de travail, épars, griffonnés d’une encre rouge. Depuis qu’elle était retournée à Poudlard, encouragée par son mari, Psyché avait bossé fort. Et elle était déterminée à atteindre le sommet seule, sans l’aide de sa famille ou d’une quelconque relation. Elle se savait suffisamment intelligente, assez qualifiée. Sa place à la Gazette, elle comptait la gagner par sa plume et son expérience, non par les liens du sang.
IV. Les victoires se paient dans les futurs échecs
Centre-ville de Londres, Bar Soho, trente-deux ans« Laissez, c’est moi qui paie. » Une voix chaude, masculine, décidée. Psyché entoura de ses doigts fins la tige de sa coupe, se tournant vers celui qui s’était érigé en bon samaritain. Des tempes grisonnantes, une machoîre anguleuse recouverte d’une barbe rêche et une assurance débordante caractérisait celui qui l’observait avec un large sourire, le dos appuyé contre le comptoir du bar. L’ambiance était celle d’une réception, donnée en l’honneur des nouvelles nominations, dont la sienne au poste de rédactrice en chef. Son ascension dans le monde journalistique avait été laborieuse, mais fructueuse. De nombreux mois à bosser d’arrache-pied, à jurer silencieusement et à enchainer les articles, s’assurant d’être la meilleure – et elle l’affirmait sans orgueil, avec cette assurance qu’ont ceux qui se savent dédiés à de grandes choses – l’avait menée à ce poste qu’elle avait convoité dès son arrivée à la Gazette. D’abord assistante, puis rédactrice, Psyché n’avait laissé personne lui dicter comment gérer son travail. Sa promotion, elle savait l’avoir méritée par ses efforts et non par un pistonnage déloyal.
« Votre mari n’est pas ici? » Elle adressa un sourire assuré à son interlocuteur, peu perturbée par la question. Knight viendrait. Il avait toujours été là pour la soutenir dans les moments importants et l’inverse était aussi vrai.
« Il vient bientôt me rejoindre. – Je suis très heureux que vous ayez eu cette promotion, vraiment. – Mais ce n’est pas pour cette raison que vous êtes venu me parler. – Comment avez-vous su que…? » –On m’a raconté ce matin. Je suis désolée que votre femme vous ait trompé. » Il avait hoché lentement la tête, hésitant l’espace d’une seconde, suffisamment pour que Psy comprenne quel sens la conversation risquait de prendre.
« J’me disais que vous comprendriez. Que puisqu’on a vécu la même chose, on pourrait peut-être…?– Pardon? – Je…votre mari, il…– Mon mariage est solide. Je suis attristée pour ce qui vous est arrivé, vraiment, mais mon histoire n’a rien à voir avec la vôtre. » Vraiment rien à voir. Elle le remercia pour le verre, le salua d’un signe de tête puis s’éloigna en direction d’un groupe de collègues. Les gens jaloux du succès font parfois courir des rumeurs : elle était résolue depuis bien longtemps à ne pas croire quoi que ce soit qui n’était pas confirmé par des sources et des preuves valides. Conscience journalistique, mais conscience de femme, qui était assurée du lien solide qu’elle entretenait avec son époux, celui qu’elle avait appris à aimer à travers les années. Et ce soir, ils allaient célébrer sa réussite ensemble. Elle glissa une main jusqu'à son chignon blond, réajustant une pince, tout en bavardant avec quelques amis venus la féliciter. Plus loin, son père, la mine sérieuse et les bras croisés, discutait avec des personnes qu'elle ne connaissait pas. Elle leva silencieusement son verre, clin d’œil à l'appui et il leva le sien, l'ombre d'un sourire éclairant son visage sèche. Sa façon bien à lui de lui dire qu'il était fier.
V. Certains éléments du passé méritent d'y rester
Londres, bureau de la Gazette, trente-trois ansLa mort d’un élève à Poudlard. L’attaque au Honduras. Le déraillement du train. Psyché consultait les différents articles qui avaient été écrit sur le sujet, mordillant le bout de sa plume. Concentrée, elle ne remarqua pas que la cire de sa bougie était presque entièrement fondue, une auréole blanche s’était formée sur le socle d’acier. Une ombre solitaire la représentait assise, la tête légèrement penchée, sa main libre feuilletant la liasse de parchemins qui contenaient toute l’information amassée depuis des mois. Une recherche personnelle qu’elle menait davantage par curiosité que par intérêt professionnel. Les évènements qui s’étaient produits au château, puis pendant l’été, auraient mérité une enquête interne, qui n’avait étonnamment pas eu lieu.
« Toujours en train de bosser? » La jeune femme fît volteface, empoignant rapidement sa baguette, qu’elle pointa sur le nouveau venu. Un visage connu mais qui ne lui rappelait rien, se découpa dans la pénombre. Elle plissa les paupières, allumant d’un sort le candélabre sur pied situé non loin de la porte, vieil héritage familial. Les traits adultes de son interlocuteur se dessinèrent lentement, traçant des sillons dans sa mémoire, réveillant de nouveaux souvenirs et si elle fut surprise en reconnaissant ce visiteur tardif, elle ne le montra pas. Elle abaissa simplement sa baguette, glissant d’un ton calme, mais qui n’était pas accueillant :
« Qu’est-ce que tu fais ici? –Tes collègues m’ont dit que…– Tu n’aurais pas dû venir. J’ai été claire, dans mes lettres. –Je suis vraiment désolé, Psy. Je n’aurais pas dû te laisser tomber. Pas comme ça. – C’est trop tard, Ism. » Les années s’étaient écoulées, les choses avaient changées et la vieille amitié s’était brisée. Elle n’était pas de celles qui ramassent les vestiges du passé. Son ancien meilleur ami avait eu une importance, à une époque. Plus maintenant.
« Tu devrais partir. –Et si je ne veux pas partir? –Tu avais pourtant beaucoup de facilité à le faire, autrefois. » Pas de nouvelles pendant des années, pas de lettres. Jusqu’à celles qu’elle avait reçues dernièrement, comme si rien ne s’était passé, comme s’il n’y avait pas eu ce silence, cette absence, cet abandon. Elle secoua la tête avant de lui désigner la porte, croisant les bras contre sa poitrine, bien décidée à ne plus lui laisser une place qu’il n’avait jamais été digne d’occuper. Une main sur la poignée, la mâchoire serrée, l’œil peiné, Ismaël lui dit d’une voix douce :
« Tu sais que j’vais revenir, pas vrai? – Si tu reviens, je ne te laisserai pas entrer. » Et c’était sans appel. Il se mordit les lèvres, soucieux, avant de finalement quitter la pièce. Elle fixa un instant la porte désormais close, conservant cet air impassible, cette apparence posée. Lorsqu’une minute fut écoulée, elle se laissa tomber sur sa chaise, la tête entre les mains.
VI. Les vies parfaites cachent celles qui sont misérables
Londres, Résidence des Lupins, trente-trois ansZelda est endormie. Elle dépose un baiser sur son front, replace la couverture sur ses épaules. Dans la chambre conjugale, son mari dort. Elle se déshabille, éteint les lumières puis s’étend à ses côtés. Il sent bon. Et ce détail qui aurait dû lui faire plaisir réveille plutôt une sourde appréhension qu’elle fait taire, qu’elle assomme à coup d’une assurance qui se détériore tel une peinture qui s’estompe au fil des années. Il l’aime, elle l’aime. Mais elle en est venue à détester les soirs où il rentrent tard, tous comme ceux où il rentre tôt, sans qu’elle ne sache si l’odeur qu’il ramène avec lui est la sienne ou celle d’une autre. Elle sait depuis un moment, maintenant. Sans qu’il lui ait dit, sans qu’elle lui ait demandé d’explications. Elle sait malgré elle, tout au fond d’elle. Et elle préfèrera sourire, prétendre que tout va bien, que ça ne lui fait rien, que d’admettre que ses rêves sont ébranlés comme une œuvre parfaite ébréchée, dont la teinture s’écaille et le cadre se fissure. Nier pour préserver les apparences, se mentir pour ne pas tout briser. Il vaut mieux ne pas savoir depuis combien de temps, avec qui. Il vaut mieux continuer d'avancer en se disant que ce n'est que temporaire et que tout s'arrangera, un jour ou l'autre, que de mettre en doute un amour qui aurait dû être loyal, mais qui ne l'était qu'à sens unique.