I.
Avant, qu’est ce qu’il y avait eu avant ?
Avant, il n’y avait rien. Rien d’autre que le bonheur aveuglant de l’enfance, l’insouciance démesurée des premières années. Des parents aimants, une famille unie, heureuse, harmonieuse. Aucun souvenir ne persiste vraiment, trop de bonheur, en continu. C’était ça, la joie gazeuse qui emplissait tout l’air, rien que ça.
Il y avait eu quelques tâches.
Par-ci, par-là. Rien de bien méchant, comme une tâche de naissance inversée.
Puis plusieurs. Plus grandes, plus grosses, toujours plus nombreuses.
Elles envahissaient ton corps inexorablement, se logeaient dans les creux, exubérantes sur les reliefs de ce corps encore enfantin. De leurs traces blanches, les tâches arrachaient le masque de l’enfance, le broyaient, n’en laissaient que ce vague souvenir d’un bonheur révolu.
Puis un jour, la marée avait arrêté de monter. Une stabilisation. Une accalmie. C’était fini, pensait-tu naïvement.
Mais ce n’était que le début, que la première facette, la première bataille qui donnait un avant-goût de la guerre. La difformité de ton corps n’était là que pour affirmer ta faiblesse face au destin que l’univers te concevait. L’invasion semblait s’arrêter, oh oui tu y avais cru. Que ce n’avait été qu’un mauvais moment, que tout irait mieux.
Elle ne s’était pas arrêtée, bien au contraire, elle s’était faite plus vicieuse. Des symptômes vagues. Pas vraiment alarmants. C’est qu’elle n’était pas bien grosse la p’tite là. Est-ce qu’elle était correctement nourrie au moins ? Personne ne comprenait, la croissance peut être. Les traits blanchis et affinés, ta vie ressemblait à ça. La bouche sèche mais la vessie qui veut exploser. Les accidents nocturnes bien longtemps après avoir passé l’âge socialement acceptable.
D’une enfant lambda, comme tous les autres enfants heureux, lisses et beaux avec leurs sourires édentés, tu étais devenue une personne. La maladie te mangeait, de l’extérieur, aux yeux de tous. De l’intérieur aussi, de tes organes, mais aussi dans ta tête. Croquant des morceaux de bonheurs, les ternissant. Ajoutant nausées, vomissements. Elle te façonnait. Tel un marionnettiste cruel s’amusant de sa créature, elle te contrôlait, formait insécurités et peurs, complexes et douleurs dans ce petit corps jusque-là préservé par l’étreinte familiale et protectrice.
10 ans.
10 ans, mais le double de doutes. Les rendez-vous à sainte-mangouste. Le retour à la réalité, pas de retours en arrière. C’était ton corps. Ton propre petit corps qui avait décidé de s’autodétruire. Les deux maladies n’en était qu’une, destinée à te faire tomber à genou. Pas de traitements. Des potions symptomatiques. On t’expliquait que c’était facile à gérer. Fallait pas faire cette tête jeune fille, c’était pas grave. Juste pour toujours. Juste une vie centrée sur une erreur de son propre corps.
II.
Ensuite il y avait eu Poudlard, le choixpeau, Poufsouffle comme ta mère. Le regard des autres. C’était fini le cocon familial. Jetée dans la fosse aux lions. Elle était grande et peuplée la fosse. Pas que de lions d’abord. D’animaux en tout genre, plus ou moins accueillants. Il fallait affronter les regards, insistants, les mots acides et piquants.
Au début ils s’enfonçaient dans ta peau comme des épines, dans la douleur. Puis à force, ta peau était devenue carapace. Les doutes du début ne faisaient que renforcer ta détermination au fil des ans. La puberté, premier grand moment de changement pour les autres n’avait fait qu’appuyer ta nouvelle confiance en toi. Quand les autres affrontaient leur première remise en question, tu l’avais déjà eu ton renouvellement. Et celui-ci t’apportait enfin l’équilibre nécessaire.
Tu avais survécu aux premières années, à la cruauté des grands enfants. Tu avais fini ta mutation, les tâches s’étaient stabilisées, te laissant le temps de les apprivoiser. La chrysalide avait éclos. Ta peau était le canvas de ton histoire, elle s’y traçait en même temps qu’elle se déroulait. Comme des tatouages, elles représentaient les étapes de ton évolution.
Grâce à la présence lointaine et bienveillante de Brannan, tu avais fait ta place à poudlard au fil des années. Le sport, tu avais vite dû abandonner, plutôt habituée à côtoyer l’infirmerie, vérifications de glycémie, malaises, pertes ou prises de poids rapides. C’était dommage, tu avais toujours aimé ça le sport. Pouvoir contrôler ce corps qui t’échappait trop souvent. Mais pas assez fiable, sur le long terme, trop imprévisible ce corps. Aucun sort ne pouvait te guérir, on ne limitait que les symptômes, t’en causant d’autres. L’apprentissage de l’équilibre, entre les couleurs de ta peau, entre les valeurs de glycémie, du trop au pas assez. L’équilibre n’était pas fixe. L’équilibre c’était la variation autour du point de consigne.
Si ce n’était pas le sport, ce serait tout le reste. Tu étais résolue à te rendre utile, où on aurait besoin de toi, jonglais entre les différents clubs et activités, hyperactivité sociale pour compenser les désordres internes. Tu devenais la porte-parole des différents, trop petits ou trop grands, jugés trop maigres ou pas assez, ceux qui sortait de la norme imposée, ceux qui le revendiquaient ou ceux qui auraient aimé enfouir la différence au plus profond d’eux même, la nier jusqu’à s’en tuer de l’intérieur.
Tu protégeais ceux qui en ressentaient le besoin, ou te battais à côté de ceux qui soutenaient la cause. Peu importe leurs maisons, leurs origines, leurs histoires, l’injustice sociale, les moqueries, le harcèlement scolaire, tout cela te révulsait. On te méprisait probablement, trop idéaliste, utopiste même. On pensait de toi que tu devais vivre dans un monde d’illusions. Ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est qu’il t’apparaissait limpide le monde, rempli d’horreurs, empli de haine et de dégoût. Mais tu refusais de t’y abaisser.
Hatred is too strong an emotion to waste on someone you don't like.
III.
La fin d’une époque, le début d’une vie. Quitter l’enceinte rassurante de poudlard pour rejoindre l’effervescence de Londres et du Ministère. Devenir adulte. Nouveau saut vers l’inconnu, tu sautais loin, en dehors de ta zone de confort, loin des amis, loin des repères. Tu te dépéchais, ne voulais pas arriver en retard pour ton premier jour, ton premier travail, ton premier pas vers le concept flou de l’adulte. Nouvelle décennie, nouvelle ministre, nouvelle ère. Tu arrivais au niveau 3 du ministère, pile à l’heure.
Département des accidents et catastrophes magiques. On pourrait croire que l’on parlait de toi, petit accident de la nature, que la magie ne pouvait soigner.
Brigade de réparation des accidents de sorcellerie. Nom vague mais plein de promesses, aux facettes multiples. Tu allais pouvoir apporter ta pierre à l’édifice, plus efficacement, au cœur du ministère, là où tout se jouait.
Tu étais prête à ouvrir les bras à la vie. La maladie était une force que tu portais en étendard, ton idéalisme à bras le corps, pour changer les choses vers le meilleur. Réparer les accidents, effacer les problèmes.
Tu entrais dans le bureau du directeur de brigade pour te présenter. Il te jauge un instant avant de te prendre par le bras et de t’emmener dans la grande salle.
Toi nouvelle. Pas le temps. Accident. Poudlard Express. Pas infos. Grave. Morts. Se renseigner. Vite.
Persuadé de t’avoir donné toutes les informations nécessaires, il te plante là et retourne donner des ordres. Dans le tourbillon qu’est devenu le service, tu restes immobile. Les mots passent autour de toi, vides de sens. Les gens crient, s’agitent, se dépêchent. Personne ne sait ce qu’il s’est passé. Tous essayent de récupérer des bribes d’informations, d’obtenir des nouvelles de leurs contacts sur place. Accident ou pas ? Notre service ou pas ?
Incapable de bouger, tu regardes voleter hiboux et avions en papier, chargés de nouvelles. Tu imagines le train éventré, vidé de ses étudiants, formant un chaos sans nom. Tu peux voir les débris voler, la fumée qui s’en échappe. Tu peux entendre les cris et les appels au secours.
L’air n’entre plus dans tes poumons. Tu penses aux tiens qui sont là-bas, te demandent ce qu’ils font, s’ils ont réussi à aider leurs amis à sortir. C’est impossible que quelque chose leur soit arrivé. C’est impossible. C’est le genre de chose qui arrive aux autres.
Pourtant tu le sens. C’est le doute qui s’insinue en toi. Et si ?
Haletante, tu interpelles un des personnes présente. Des nouvelles ? Blessés, morts ?
On t’explique que les infos n’arrivent que par bribes, se contredisent, ne sont pas claires. On ne sait pas vraiment. Mais des morts oui. Blessés aussi.
Pas un accident. La rumeur enfle dans la pièce.
Ce n’est pas un accident. Bientôt, le murmure assourdissant fait ressortir un mot. Mangemorts.
Un poing invisible te frappe dans le ventre, te pliant de douleur. Tes genoux faiblissent. Ton corps t’abandonne. Tu refuses de savoir. Mais tu le sens. Tout autour, le monde tourne, trop vite, ils avancent, courent, crient, vivent.
Une main amicale se pose sur ton épaule. Tu la laisses faire, dernière ancre dans la réalité. On te conseille de rentrer chez toi. Famille dans le train ? Incapable de parler, tu hoches la tête, comme une enfant timide qui ne comprend pas le langage des adultes.
Tu arrives devant la belle porte en bois, pleine de souvenirs enfantins, de rires et de joies. Tu ne sais pas comment tu es arrivée ici. Quelqu’un a dû te ramener. Le temps s’est arrêté. Volonté de rester dans l’insouciance précieuse, tu allonges les quelques secondes nécessaires pour entrer. Précaution inutile, tu étires le temps, sauvegarde ces derniers moments.
Tu entres.
Tu croises le regard de ta mère. Et tu sais.
Cela fait bien des années que tu l’as dépassée, avec tous ces centimètres en trop. Pourtant tu cherches à te faire toute petite, à rétrécir, jusqu’à ne plus exister, ne plus ressentir. Tu la serres dans tes bras bien trop grands, pose ta tête au creux de son cou.
Ne dis rien.Tu murmures, ou bien peut être le penses-tu. Tu ne sais plus.
Ne dis rien. Pas encore.Tout doucement, avec la douceur d’une mère qui manipule son nouveau-né, elle prend ton visage entre ses mains, caresse tes cheveux. Regard insoutenable, qui en dit beaucoup trop, qui montre déjà la brisure de son âme.
Qui ?Lucy.
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